Le droit administratif des biens est certainement une des matières les plus intéressantes et les plus originales du droit public. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 20 mai 2011 (Commune du Lavandou, 6e et 1e sous-sections réunies, décision n°328338) en est la parfaite illustration. Il revient sur une particularité du droit administratif des biens qui n’échappe généralement pas aux étudiants de 3e année qui découvre cette matière : pour délimiter les rivages de la mer qui appartiennent au domaine public maritime, le juge administratif se fonde sur une ordonnance relative à la marine datant de… 1681 ! Cette ordonnance prise par Colbert il y a plus de 4 siècles était peut-être une des plus anciennes dispositions législatives encore en vigueur dans notre droit positif jusqu’à peu. Cet arrêt constitue certainement son dernier soupir…
Il faut tout d’abord revenir sur la notion de domaine public, centrale en droit administratif des biens. Au sein de ce domaine public, on trouve une distinction entre domaine public naturel et domaine public artificiel. Le domaine public maritime est une des composantes du domaine public naturel (mais attention, il existe à la fois un domaine public maritime naturel et un domaine public maritime artificiel). Si la mer ne constitue pas en elle-même une propriété publique et ne peut donc faire partie du domaine public, des éléments autres constituent le domaine public maritime naturel. Il en va ainsi des rivages de la mer.
L’appartenance des rivages de la mer au domaine public s’explique notamment par la destination de ceux-ci à une utilisation collective : ils assurent un accès libre à la mer, ils permettent également la pêche et les cultures marines. Les rivages de la mer sont ainsi protégés par l’ensemble des règles s’appliquant au domaine public. La jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme Depalle c/ France a notamment vocation à s’appliquer sur les rivages de la mer. L’utilisation des rivages doit également être réglementée par les autorités administratives (cf. CE 23 février 1979 Association Les Amis des Chemins de Ronde).
Mais l’ordonnance de Colbert de 1681 dont il est question dans cet arrêt ne s’intéresse pas à ce régime de protection. Elle s’intéresse essentiellement à la délimitation de ces fameux rivages marins. Et là, tout se complique, même sur la côte méditerranéenne, pourtant peu connue pour ses grandes marées. L’ordonnance de 1681 dispose que « sera réputé bord et rivage de la mer tout ce qu’elle couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes, et jusqu’où le grand flot de mars se peut étendre sur les grèves« . Disposition poétique – il faut entendre le Professeur Pierre Delvolvé déclamer un extrait de cette ordonnance pour se rendre compte de toute la beauté du texte pluriséculaire – restée en vigueur après la Révolution, l’ordonnance n’avait jamais été abrogée, même implicitement, jusqu’à l’intervention du Code Général de la Propriété des Personnes Publiques (CG3P) en 2006. Le Conseil d’Etat avait ainsi reconnu son applicabilité dans un arrêt Kreitmann (CE Ass. 12 octobre 1973 n°86682). Les juges s’étaient évertués à l’actualiser au gré des arrêts d’espèce, afin de pouvoir toujours appliquer ce reliquat de l’Ancien Régime.
Mais l’entreprise de codification de 2006 est passée, et l’ordonnance semble condamnée. Le nouvel article L. 2111-4 du CG3P est bien moins poétique : « Le domaine public maritime naturel de L’Etat comprend : 1° Le sol et le sous-sol de la mer entre la limite extérieure de la mer territoriale et, côté terre, le rivage de la mer. Le rivage de la mer est constitué par tout ce qu’elle couvre et découvre jusqu’où les plus hautes mers peuvent s’étendre en l’absence de perturbations météorologiques exceptionnelles ; (…)« . Le nouveau texte a l’avantage d’être accessible. Il faut également noter la présence d’un article L. 2111-5, issu de la loi littorale et modifié en 2010, qui régit la procédure de fixation de ce rivage. Cela ajoute à la sécurité juridique et réduit encore un peu plus l’application de l’ordonnance.
Le texte va donc péricliter. Si les lunes et le flot de mars ont disparu, leur esprit demeure dans les textes nouveaux. C’est bien là l’essentiel. Quant à l’arrêt du 20 mai dernier, si le Conseil d’Etat fait application de l’ordonnance, c’est parce que le recours porté à la connaissance des juges est un recours pour excès de pouvoir. Or, dans ce type de contentieux, le juge applique la loi en vigueur à la date de l’acte litigieux. Pris en 2005, les dispositions postérieures du CG3P ne pouvaient donc pas régir la situation de cet acte de manière rétroactive. Comme d’autres avant lui (CE 17 septembre 2010 Commune de Sangatte, Commune de Calais n°320970 ; CE 7 avril 2011 Valentin n°324360), l’arrêt Commune du Lavandou n’est donc qu’un des derniers cas d’application de cette ordonnance restée dans notre ordonnancement juridique pendant plus de 400 ans. Une fois le stock tari, l’ordonnance sur la marine aura définitivement été effacé du droit positif. Heureusement, le grand flot de mars s’étendra toujours sur les grèves…
Pour un commentaire plus détaillé de l’arrêt, notamment sur la délimitation en l’espèce des rivages mais aussi sur certaines questions de procédures, il faut se référer au commentaire très détaillé de l’arrêt du 20 mai 2011 par le Professeur Gweltaz Eveillard à l’AJDA 2011 p. 1730.
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