Le service public, une notion centrale en mouvement

« Définir le service public en fonction des caractères d’une activité, c’est exprimer la finalité de l’État » selon Jean-Louis de Corail. On perçoit ici l’aspect fondamental et fondateur de la notion de service public.

La notion de service public est utilisée dans deux sens. Tout d’abord dans un sens organique, selon lequel le service public est une composante de l’appareil administratif de l’Etat ou des collectivités territoriales. Il est un des critères d’identification des personnes publiques. Ensuite dans un sens matériel, selon lequel il est une mission d’intérêt général assurée ou assumée par une personne publique.

La seconde approche prévaut dans la définition du service public par la doctrine ou la jurisprudence. Les deux approches ne coïncident plus nécessairement depuis que des personnes privées peuvent gérer une mission de service public. Il n’existe aucune définition législative ou réglementaire du service public, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’il s’agisse d’un exercice difficile. Prévu dès le préambule de la Constitution de 1946, il s’agit de définir un des fondements essentiels du droit public en général, et du droit administratif en particulier. Toutefois, les acteurs politiques font régulièrement référence à cette notion, que ce soit en tant qu’acteurs politiques ou en tant que membres d’institution (Assemblée nationale, Sénat, ministères, …). L’absence de définition par les acteurs politiques a induit une identification jurisprudentielle du service public.

Duguit définissait l’Etat comme une « coopération de services publics organisés et contrôlés par les gouvernants ». Le service public serait « le fondement et la limite du pouvoir gouvernemental ». En son temps, cette notion a permis de justifier l’existence d’un droit administratif dérogatoire au droit privé. Le service public est « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètent que par l’intervention de la force gouvernante ». Jèze lui reproche de ne pas avoir donner une définition utile au juge, une définition de pure technique juridique, mais une définition juridico-sociologique.

« Définir le service public en fonction des caractères d’une activité, c’est exprimer la finalité de l’Etat, déterminer le domaine de l’intervention publique et peut être légitimer le droit spécifique et la compétence juridictionnelle qui sont propres au régime administratif » pour Jean-Louis de Corail. Le service public est une activité assurée ou assumée par une personne publique. Cela signifie que la personne publique gère directement ou délègue à une personne publique ou privée (tout en assurant un certain contrôle) cette activité d’intérêt général. On peut retrouver les trois critères cumulatifs du service public dans l’arrêt de la Section du Conseil d’état du 28 juin 1963 Narcy (RDP 1963 p. 1186, note Waline):

  • Il doit exister un lien entre la personne publique et le service public. On peut percevoir ce lien en ce qui concerne les « grands services publics », en ce sens que c’est le législateur lui-même qui les a crées (service public du transport intérieur crée par la loi du 30 décembre 1982, service public de l’enseignement supérieur crée par la loi du 26 janvier 1984, service public de l’énergie crée par la loi du 03 janvier 2003). Cette consécration législative s’explique par la volonté de maîtrise des secteurs d’activité essentiels et stratégiques, et par la volonté de soustraire de l’évolution marchande certaines activités. L’exercice de la mission de service public par une personne privée ne remet pas en cause ce lien car la personne publique continue de contrôler le service public (CE Ass. 13 mai 1938 Caisse primaire « Aide et Protection » GAJA n°53). Il en va de même pour les services publics industriels et commerciaux gérés par des personnes privées. Le lien avec la personne publique s’exprimera soit par la présence de fonctionnaires au sein de la personne de droit privé, soit par le financement de la personne privée par la personne publique. A l’origine le lien entre le service public et la personne publique devait être direct, c’est-à-dire que la personne publique gérait elle-même cette activité. Les deux se confondaient. Dès la fin des années 1940, on est passé de cette confusion à une rencontre de la personne publique et du service public à des niveaux et selon des degrés variables. Lorsqu’il y a gestion du service public par une personne autre que l’autorité créatrice de l’activité, la délégation de gestion ne pourra jamais conférer l’autonomie au gestionnaire. S’il n’y a pas de lien entre la personne publique et l’activité considérée, alors il n’y a pas de service public (CE Sect. 28 juin 1963 Narcy ; RDP 1963 p. 1186, note Waline). Ce lien peut paraitre aisé à mettre en lumière dès lors qu’il s’agit d’un contrat (délégation de service public) ou d’une participation majoritaire au capital de la personne gestionnaire. On peut encore penser aux « golden share », expression anglophone désignant l’action spécifique de l’Etat, actionnaire minoritaire, contre une décision mettant en cause les intérêts essentiels de la France. Il arrive que ce lien ne soit pas si visible, si évident. Le Conseil d’état doit donc faire un effort d’analyse afin de mettre en évidence les éléments attestant de ce lien. On parle alors d’un faisceau d’indices (CE 20 juillet 1990 Ville de Melun; AJ 1990.820 concl. Pochard). Cette technique permettant de relever le lien entre la personne publique et la personne privée gestionnaire a été utilisée notamment dans deux arrêts relativement récents :
      • CE Sect. 06 avril 2007 Commune d’Aix en Provence (RFDA 2007, n°4, concl. Séners). Le lien peut résulter de l’objet du service public, de son mode d’organisation, de son mode de financement. Il s’agissait en l’espèce d’un festival international.
      • CE 22 février 2007 Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés (JCP adm. 2007-2066, concl. Verot). Eclairé par les travaux parlementaires, le juge administratif a considéré que le législateur avait entendu exclure du service public les missions des organismes privés gestionnaires de centres d’aide par le travail.

La doctrine a élaboré sur le fondement de la jurisprudence administrative une théorie : la théorie de la transparence. Une personne privée gestionnaire d’une mission de service public et sous le contrôle de la personne publique peut être considérée comme transparente. En effet, derrière la personne privée, c’est la personne publique qui agit. Le gestionnaire n’est que la marionnette de la personne publique. On considère donc que c’est la personne publique qui agit, sous les traits d’une personne privée. Cette théorie est avant tout appliquée dès lors que la personne publique crée une personne privée pour gérer le service public.

  • Il doit exister une activité d’intérêt général. Il faut différencier l’intérêt général de l’intérêt collectif et de l’intérêt public. L’intérêt général peut être l’oeuvre de personnes publiques comme de personnes privées (CE 20 avril 1956 Epoux Bertin; AJ 1956.II.272. concl. Long). On peut aussi prendre l’exemple des personnes privées gérant une mission de service public, donc d’intérêt général, en raison de la carence des personnes publiques en la matière (CE Sect. 23 juin 1972 Sct La plage de la forêt; RDP 1972.1259, concl. Bernard). L’intérêt général dépasse donc l’intérêt public, puisqu’il peut aussi s’agir de l’intérêt de personnes privées. Dans le même sens, on peut considérer que les personnes privées, agissant dans l’intérêt général, agissent aussi dans l’intérêt privé, dans leur intérêt privé. De plus, l’intérêt général ne peut être l’intérêt collectif. L’intérêt d’un groupe n’est pas l’intérêt de tous. L’intérêt général dépasse tout cela.

Il faut donc se poser la question de l’identification de l’intérêt général. Elle est centrale et nécessaire dans la définition du service public. Il peut sembler que l’absence de définition de l’intérêt général soit dans l’intérêt des personnes publiques et du droit administratif. On peut encore ajouter qu’il revient aux personnes publiques de définir elles mêmes ce qu’est l’intérêt général. Le Conseil d’Etat contrôle in fine, en cas de contestation de cette qualification, qu’il s’agisse bien de l’intérêt général.

  • Enfin, cette activité doit être soumise à un régime exorbitant de droit commun (CE Sect. 19 janvier 1973 Sct d’exploitation électrique de la rivière du Sant; CJEG 1973.239, concl. Rougevin-Baville). Il s’agit de prendre en compte la spécificité de la mission exercée par la personne publique, ou par la personne privée sous le contrôle de la personne publique. Cette activité est soumise à un régime différent de celui de droit commun, à un régime dérogatoire au droit commun. Par exemple, on peut citer le fait que ce régime prenne en compte le principe de mutabilité du service public (ou principe d’adaptabilité constante).

Enfin, et pour conclure, le juge avait commencé par regarder l’existence de chacun de ces critères de manière formelle. Il fallait que cela soit évident. Et c’est ce que laissait penser le considérant de principe de l’arrêt Narcy. Toutefois, depuis 2007 (CE Sect. 06 avril 2007 Commune d’Aix en Provence; RFDA 2007, n°4, concl. Séners), il est question d’un faisceau d’indices. Cela signifie que l’on ne cherche plus l’existence évidente des critères pour qualifier une activité de service public. Désormais, il s’agit d’un attachement à la réalité de la situation. Si tous les indices semblent démontrer l’existence d’un service public, alors il s’agit d’un service public. Le juge administratif cherche les indices des critères, comme une empreinte dans la neige laissé par ceux-ci. Car le service public évolue, change et se transforme, mais jamais il ne disparait. Le juge débusque le service public comme le chasseur cherche une biche, en suivant ses traces.

Pour approfondir ce sujet, vous pouvez consulter les articles ou ouvrages ci-dessous:

  • Thèse de doctorat de J-L de Corail, « La crise de la notion juridique de service public en droit administratif français » 1954.
  • Article de P. Delvolvé, « Service public et libertés publiques« , RFDA 1985.
  • Ouvrage d’E. Pisier-Kouchner, « Le service public dans la théorie de l’Etat de Duguit » 1972.


Catégories :Droit administratif, Droit du service public, Fiches

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5 réponses

  1. Élève dans un Institut d’Études Politiques, j’ai souvent éprouvé des difficultés à définir avec précision et rigueur le service public dans mes copies de droit administratif. Dans le « GAJAé, le commentaire de l’arrêt Ministre de l’agriculture c. Consorts Grimouard évoque trois éléments: il faut que l’activité remplisse une mission d’intérêt général; qu’un organe soit chargé de sa mise en oeuvre (qu’est-ce que cela signifie ? de toute façon il faut un organe pour la mise en oeuvre, qui soit privé ou public…) et que des prérogatives de puissance publique soit conférés à l’organe (ce qui revient à évoquer l’arrêt des Granits de 1912 et les clauses exorbitantes du droit commun, car les prérogatives de puissance publique vont très probablement passer par des clauses exorbitantes du droit commun). J’ai cette impression que la méthode du « faisceau d’indices » ne font qu’entériner le caractère fluctuant de la notion de service public. Peut-être que ce caractère changeant, mutant du service public constitue l’un des ressorts essentiels du droit administratif, qui offre aux arrêts du Conseil d’État leur dynamisme et leur capacité à toujours se régénérer. Un définition trop étroite du service public réduirait considérablement la marge de manoeuvre du juge administratif. Le critère, qui pourtant malgré revient toujours et encore, c’est la participation à l’intérêt général…

    L’article est clair, précis, concis.
    Vous faites de l’excellent boulot les gars, le blog des chevaliers est devenu le blog que je suis le plus sur la toile.

    Un fan

    • Je dois avouer que moi aussi, après 5 ans de droit public, j’ai toujours du mal à bien cerner cette notion. Au vu de la jurisprudence qui est foisonnante et très diverse, la question de la définition du service public reste toujours très délicate, notamment lorsqu’elle est posée dans le cadre d’oraux. Je pense que ton explication est très pertinente : le juge préfère rester vague pour s’octroyer une marge de manœuvre pour l’avenir. Résultat, le droit administratif réussit au fil de ces jurisprudences à s’adapter à son temps. Quand on pense que les solutions dégagées il y a près de 100 ans sont toujours applicables aujourd’hui…!

      Enfin, merci beaucoup pour tes compliments sur le site, ça fait vraiment plaisir. N’hésite pas à en parler à tes collègues dans ton IEP ! Et à nous contacter si tu souhaites contribuer ! 😉

  2. On peut voir que la jurisprudence avait fixé des critères précis dès 1963. Toutefois, rapidement, le juge a été plus loin en estimant que les prérogatives de puissance publiques n’étaient pas nécessaires. Ensuite, il a considéré qu’une personne privée pouvait gérer une mission de service public. Enfin, il adopte un nouvel outil, le faisceau d’indices, car la pratique évolue très vite, bien plus vite que le droit. Le juge doit donc adapter le droit à cette réalité qui évolue, à ces situations qui se diversifient. Comme vous le dites très bien messieurs, pour que le droit s’adapte, il fallait que le juge opte pour un outil lui permettant de coller à l’évolution des pratiques. Cependant, sur la notion même, je pense que l’on peut trouver un noyau dur, notamment autour des critères d’activité d’intérêt général et de régime exorbitant du droit commun.

  3. J’aimerais revenir sur la notion de service public un instant.
    Une partie du travail des juristes consiste à classifier les notions du droit en catégories, pour ensuite déterminer les régimes juridiques applicables à ces notions, à ces cas particuliers du droit. Ce travail permet de rendre ces notions intelligibles, en déterminant des critères particuliers aux unes et aux autres, en les différenciant. Dans certains cas, des régimes juridiques sont conçus préalablement à la classification.
    L’idée générale est que le droit ne se comprend et ne s’applique que s’il est organisé en classifications, en grandes catégories intelligibles. Le fondement d’une classification peut résider dans un ou plusieurs critères distinctifs, qui permettent de séparer des notions dont la nature diffère. C’est le cas du service public en droit administratif. Le juge a construit une classification, en opérant une distinction entre le service public, qui répond à une mission d’intérêt général, et les autres services, dans lesquels les acteurs économiques poursuivent en premier lieu leurs intérêts particuliers. Cette classification a des fondements historiques et surtout économiques, puissants.
    Les fondements de ce critère ont été, au début du 20ème siècle, âprement discutés par la doctrine, qui s’est divisée en deux écoles. Je ne reviens pas sur ce point.
    Puis, conformément à la loi historique, immuable, qui régit les théories scientifiques, une symbiose, un équilibre a été trouvé entre les deux écoles, respectivement l’école du service public et l’école de la puissance publique.

    Et depuis, que s’est-il passé ? Et bien, avec la complexification et la diversification de la gestion publique, le critère a perdu, en partie du moins, son caractère explicatif. La distinction, si nécessaire à la compréhension du droit, est devenue plus complexe. Le recours à la méthode du faisceau d’indices est apparu alors inéluctable. Ce recours veut tout dire: si l’on utilise un faisceau d’indices, tel le détective qui se sert de toutes les preuves pour arriver à une conclusion, qui tâtonne son terrain, c’est que le critère n’opère plus comme auparavant, il ne fonctionne que partiellement.
    Certains auteurs avancent alors le caractère fluctuant de la notion elle-même…

    En temps normal – je veux dire dans d’autres branches du droit, sur d’autres notions moins fondamentales – la notion serait simplement tombée en désuétude, oubliée, remplacée par des notions plus solides et englobantes, qui permettent à coup sûr d’appliquer les régimes de droit adéquats. Les auteurs de la doctrine la relégueraient à l’histoire, au passé. « Au début du siècle, nous pensions que le service public constituait la finalité de l’action administrative, son expression même », affirmeraient-ils. « Depuis, les choses ont changé, et le juge ne fait plus appel à cette notion ancienne… ».

    Ce n’est pourtant pas ce qui se produit en droit administratif. On parle de « crise » de la notion de service public, de son incapacité à expliquer les traits des nouvelles méthodes d’action de l’administration, plus diversifiés, tant par le recours à des nombreux acteurs que par l’utilisation d’outils juridiques variés. La notion de service public reste plantée là, comme un chêne centenaire. Chaque jour, elle est utilisée par les juges administratifs du pays, qui en usent pour déterminer le régime de droit applicable à une situation particulière. Elle réapparaît dans les rapports du Conseil d’État, dans les discours des décideurs publics, dans les cours des professeurs d’université.

    Qu’est-ce qui explique la longévité incroyable de cette notion de service public en droit administratif ? En un mot: légitimité. Le service public est le fondement de la légitimité de l’action de la puissance publique. Ôtons à cette notion son contenu, son sens, et nous ôtons à l’administration son pouvoir d’agir, le sens de son activité. Que la notion ne soit plus très adaptée au monde moderne de la nouvelle gestion public, soit. Qu’elle soit en crise, je vous l’accorde. Mais jamais, oh non jamais, je ne vous permettrait de dire qu’elle est morte, car dans ce cas, la puissance publique n’est que violence insensée. Pour que la violence devienne légitime, qu’elle prenne sens, il faut qu’elle ait un but ultime: le bien général, l’intérêt de la nation, bref, le service public.

    S’interroger sur la notion de service public et son pouvoir explicatif aujourd’hui, c’est réfléchir à un instrument de légitimité de la puissance publique. Que cette puissance publique agisse elle-même, sans intermédiaire, ou qu’elle ait recours à des agents privés. Ce sont tout simplement des modalités d’action différente d’un même pouvoir, qui agit dans un but unique.

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