« Une bonne Constitution ne peut suffire à faire le bonheur d’une nation. Une mauvaise peut suffire à faire son malheur ». Voici le regard plein d’espoir mais teinté de réalisme que Guy Carcassonne porta sur la Ve République. Critiquant incidemment la IVe République, il n’ignorait cependant pas la tâche complexe que représentait l’élaboration d’un texte constitutionnel. C’est pourquoi l’infatigable Professeur expliqua la Constitution aux citoyens, aux hommes politiques comme il le faisait à ses étudiants, avec patience, rigueur et clarté. Toutefois, il entendait aller au-delà de son rôle de penseur de la Lex ferenda, de simple observateur avisé d’un droit constitutionnel tout autant évanescent que perfectible. Au-delà de son rôle d’universitaire, au-delà de son rôle d’observateur, il s’inscrivit dans un militantisme constitutionnel actif. Aussi participa-t-il à deux groupes de réflexion : la commission de réflexion sur la réforme du statut pénal du Président de la République (2002) et le comité de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions (2007). Encore récemment, il usa de sa plume pour lutter contre le cumul des mandats, usant de sa rhétorique pour que fut supprimée ce qu’il considérait être une « absurdité » [1].
I. De la constance de notre Constitution
Vieille de 55 ans, la Constitution de 1958 n’en est pas pour autant la plus âgée, la IIIe République ayant vécu, ou plutôt survécu, durant 70 ans. Pour autant, elle apparaît certainement comme la plus stable. Stable ne signifie cependant pas inchangée. En effet, elle fut modifiée à 24 reprises (25 bientôt ?), chaque Président souhaitant laisser son empreinte sur ce texte. Mais à force de supprimer, de modifier ou d’ajouter des articles, De Gaulle, encore vivant, y reconnaîtrait-il son œuvre ? « Non » répond Guy Carcassonne. Peut-on alors, à l’inverse, penser que la Ve République a changé ? « Non » répond Guy Carcassonne. « Les rides n’ont pas changé son visage, son caractère moins encore ; ces évolutions furent toutes fidèles au schéma d’origine, l’ont solidifié bien plus que remis en cause » [2].
Si l’hyperprésidence a paru être un changement brusque de la pratique constitutionnelle, il ne s’est agit en réalité que du mirage. Dès les premiers pas de la Ve République, De Gaulle fut qualifié de monarque républicain par l’un de ceux qui incarna le mieux cette image, François Mitterrand. Comme le rappela récemment le Professeur Carcassonne, Georges Pompidou fut également un homme puissant dans un Etat interventionniste. Si la pratique des institutions qui fut celle de Nicolas Sarkozy sembla marquer une rupture, il s’avère qu’il s’inscrivait fidèlement dans le rôle institutionnel que le peuple lui avait confié. Le mirage eut une apparence d’autant plus réaliste que Jacques Chirac, lors de son second mandat, fit un usage modéré de ses prérogatives, laissant ses Premiers ministres agir [3].
A l’entrée dans le nouveau millénaire, le quinquennat fut instauré et l’ordre des élections nationales modifié. Certains y virent un renforcement de la monarchie républicaine qui n’était pas nécessaire, un affaiblissement du gouvernement parlementaire qui n’était pas souhaitable, et une révision dont les conséquences n’avaient pas été pensées. Consulté quant à ces modifications constitutionnelles, Guy Carcassonne défendit l’idée que ces changements n’auraient que des implications minimes face à une pratique au classicisme indéniable. « Aucun des présidents qui, déjà, en ont bénéficié, n’en a tiré plus de pouvoirs que ses prédécesseurs » [4]. Ajoutant ensuite que « la Ve République est née comme un régime parlementaire à forte domination présidentielle. Elle a vécu et vit encore ainsi ». La constance ne doit pas cependant sacrifier le progrès. Il doit en aller avec la Constitution pour le constituant comme d’une toile blanche pour un peintre impressionniste. Des petites touches, chacune ne remettant pas en cause l’économie générale de l’œuvre mais la modifiant à la marge. Chacune des révisions n’a ainsi modifié que très légèrement le texte original. C’est dans ce cadre là que Guy Carcassonne accepta de participer à deux groupes de réflexion relatifs à la modernisation des institutions issues de la Constitution de 1958.
II. La Constitution de 1958, une Constitution de professeurs ?
Consulté à propos du statut pénal du chef de l’Etat, de l’inversement des calendriers ou encore du rééquilibrage de nos institutions, Guy Carcassonne a tenté de faire progresser la Lex lata sur le chemin la menant à la Lex ferenda. Ainsi fut-il invité au sein d’un groupe de réflexion, initié par le Président de la République, et dont le but avoué était la modification des institutions. Ce fut le cas une première fois en 2002, au sein de la Commission de réflexion sur la réforme du statut pénal du Président de la République. Ce fut à nouveau le cas en 2007 au sein du Comité de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions. S’il n’a pas été convié à participer à la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique en 2012, il apparait intéressant de constater ce procédé d’élaboration des révisions constitutionnelles.
Le premier comité, initié par François Mitterrand alors Président de la République, fut le Comité consultatif pour la révision de la Constitution (appellation qui aurait pu être reprise pour chacun de ses successeurs). Réuni en 1993, le Comité était présidé par un éminent Professeur : Georges Vedel. Parmi ses membres, on comptait des membres du Conseil d’Etat, dont Marceau Long et Guy Braibant, et des hommes politiques (Pierre Mauroy et Pierre Sudreau). Le contingent le plus important fut cependant le corps professoral, représenté par sept Professeurs (sur seize membres), dont Jean-Claude Colliard, Louis Favoreu, François Luchaire ou encore Olivier Duhamel. Malgré les nombreux projets de réformes proposés au Président Mitterrand (limitation des pouvoirs du Président, renforcement des prérogatives du Premier ministre et du Parlement), une seule vit le jour : la Cour de Justice de la République (celle-ci même que l’on tente aujourd’hui de supprimer).
En 1997, fut réunie la Commission Truche, du nom de son président, Premier Président honoraire de la Cour de cassation. Dans le but de mener une réflexion sur la justice, celle-ci fut composée essentiellement de praticiens du droit, c’est-à-dire de magistrats et d’avocats. Seul un Professeur fut invité. Cette Commission mena une réflexion sur l’indépendance de la justice et ses modalités vis-à-vis du Conseil supérieur de la magistrature.
En 2002, ce fut le Président Chirac qui commanda un rapport en vue d’une révision de la Constitution. L’auteur du rapport : la commission de réflexion sur la réforme du statut pénal du chef de l’Etat. Présidée par le Professeur Pierre Avril, elle regroupa douze personnalités, dont pas moins de sept universitaires, dont Guy Carcassonne. On lui doit la rénovation de l’article 68 de la Constitution relative aux manquements présidentiels manifestement incompatibles avec l’exercice de ses fonctions.
En 2007, un Comité de réflexion sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions fut présidé par l’ancien Premier ministre Edouard Balladur, à la demande du Président Sarkozy. Composé de treize membres, dont neuf Professeurs (dont Guy Carcassonne), il fut le groupe de réflexion ayant le plus fort impact effectif sur la Constitution. De nombreux articles furent modifiés, d’autres furent ajoutés. La fenêtre d’initiative parlementaire fut agrandie, le contrôle du Parlement sur l’envoi de troupes à l’étranger fut renforcé, et fut créée la QPC, la question prioritaire de constitutionnalité.
Enfin, en 2012, le Président Hollande demanda à Lionel Jospin (ancien Premier ministre, comme Edouard Balladur) de réunir une commission d’experts afin de préparer une révision constitutionnelle. Cinq axes furent étudiés, en application de la lettre de mission. La Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique fut composée de huit agrégés de droit (dont Dominique Rousseau, Wanda Mastor) pour autant de conseillers d’Etat, ainsi que de quelques personnalités politiques. Au total, une vingtaine d’experts furent requis. Quant à la portée effective de son rapport, seul l’avenir nous le dira puisque les réformes ne sont encore qu’à l’état de projets.
On peut donc constater que ces groupes de réflexion sont composés souvent d’un nombre important de Professeurs. Peut-on pour autant parler de Constitution de Professeurs, comme ce fut le cas pour la Constitution de Weimar ? La question apparaît pertinente jusqu’en 2012. Trois des quatre premiers groupes de réflexion sont principalement composés d’universitaires. Cela peut notamment s’expliquer par le fait que les réflexions y étaient avant tout techniques. Deux de ces quatre premiers groupes furent présidés par d’éminents Professeurs, alors que les deux derniers eurent pour président des anciens Premiers ministres. De même, on peut constater la présence de plus en plus importante des conseillers d’Etat. En 2012, les sept rapporteurs des travaux de la Commission sont issus du Palais royal. Cela pourrait s’expliquer par l’objet même de la commission : la vie publique. Toutefois, on observe que ses propositions ne touchèrent pas que la vie publique mais aussi les mécanismes institutionnels. Enfin, il apparaît que Lionel Jospin a entendu avoir une interprétation stricte de la lettre de mission du Président, ne s’en écartant jamais (ou presque), au grand damne de plusieurs Professeurs [5]. Peut-on parler de Constitution de Professeurs ? Non, les enjeux politiques primant sur les évolutions techniques. Le Président Hollande avait, avant même le rapport de la Commission, édicté quelles devaient être les réformes [6]. Dès lors, le corps professoral ne semble être qu’un vivier à idée auquel les élus font appel. Leurs propositions doivent cependant subir plusieurs filtres politiques avant d’espérer être mises en œuvre. La preuve en est avec le cumul des mandats.
III. Le cumul des mandats, absurdité ou nécessité ?
Proposé par la Commission Jospin en 2012, l’interdiction du cumul d’un ou plusieurs mandats exécutifs locaux avec un mandat parlementaire est débattue, critiquée mais non encore adoptée. Effectivement, cette réforme constitutionnelle divisant la majorité, son adoption est rendue d’autant plus difficile. Au-delà du débat politique, la question a nourri une vive controverse au sein de la doctrine universitaire. D’article en article, les Professeurs argumentent, se répondent et débattent avec ardeur et passion. Guy Carcassonne, espérant « voir bientôt cette absurdité subir un coup fatal », s’échina à tenter de convaincre les plus sceptiques, dont Olivier Beaud et Denis Baranger [7], quant à nécessité de cette réforme.
Du côté de l’université de Nanterre, on attaque le cumul des mandats comme permettant de faire passer les intérêts locaux avant les intérêts nationaux. Les élus seraient plus enclin à favoriser leur circonscription plutôt qu’à agir comme représentant de la Nation. Guy Carcassonne va plus loin en évoquant une « institutionnalisation du conflit d’intérêts » [8]. Il en irait de la réélection de chaque député ou sénateur. Ce à quoi les critiques de cette réforme répondent que la suppression du cumul des mandats ne changera pas ce clientélisme électoral. Si un député n’est plus maire d’une commune, il reste l’élu d’une circonscription. Il sera toujours dépendant de son fief électoral, morceau du territoire français à l’intérieur duquel il fera sa prochaine campagne électorale en vue de sa réélection. De plus, le rapport de la Commission ne préconise qu’une incompatibilité entre un mandat national et des fonctions exécutives locales. Cela signifie que le risque de conflit d’intérêts n’est que très légèrement diminué. Après plus d’un demi-siècle de cumul des mandats, il est aisé de penser qu’en écartant un député du pouvoir exécutif municipal (ou départementale ou encore régional) mais en lui permettant de rester membre de l’assemblée délibérative locale, son influence ne sera que très peu réduite. C’est la raison pour laquelle Guy Carcassonne a plaidé pour un mandat unique, c’est-à-dire l’interdiction pure et simple du cumul de mandats, ce que les Professeurs Baranger et Beaud [9] ont considéré comme étant l’étape finale de l’évolution que veut initier François Hollande.
Guy Carcassonne avança un deuxième argument, celui de l’absentéisme des députés. Grand fléau de notre régime parlementaire, d’autant plus douloureux pour le républicanisme français qu’il ne disparaît que lorsque les caméras de télévision apparaissent, l’absentéisme doit être combattu. Guy Carcassonne d’ajouter que « ce qui manque à l’Assemblée, ce ne sont pas des pouvoirs mais des parlementaires pour les exercer » [10]. L’idée serait donc de supprimer le cumul des mandats pour que les parlementaires aient plus de temps à consacrer aux réformes nationales. Là encore, s’il faut combattre l’absentéisme, il n’est pas du tout certain que le non-cumul permette de remporter cette bataille. Les députés et sénateurs pourraient employer leur temps à participer aux travaux des commissions, ce qui ne règlerait pas la question de l’absentéisme. Il convient de souligner que cette suite d’argument en faveur ou en défaveur de la réforme ne prétend pas être exhaustive.
Enfin, il a été proposé de modifier les modalités de l’interdiction. Guy Carcassonne défendit ainsi l’idée que le non-cumul appliqué à la seule Assemblée nationale permettrait une valorisation des deux Chambres parlementaires. Les députés seraient des français élus par les français et représentant des français ; les sénateurs seraient des élus nationaux choisit par des élus locaux et représentant ces élus locaux. Aussi ceux appelés vulgairement « les cumulards » iraient-ils se faire élire sénateurs, ou bien feront-ils le choix de renoncer à leurs mandats locaux ou nationaux. En dernier lieu, plusieurs universitaires [11] ont plaidé pour une limitation des mandats dans le temps, comme c’est désormais le cas pour le Président de la République. Cela signifie qu’une fois le nombre maximum de mandats atteint, un renouvellement politique serait imposé. Cela permettrait une meilleure gestion de carrière pour les hommes politiques, en ce qu’ils seraient obligés de ne pas cumuler pour pouvoir durer en politique. Un « cumulard », ne pouvant plus exercer de mandat électoral après en avoir cumulé un certain nombre, sera petit à petit exclu de la vie politique puisque dépourvu de mandat. A l’inverse, un député intelligent pourra préférer se consacrer entièrement à son mandat national avant de briguer, pour sa fin de carrière, un mandat local.
Si un projet de révision constitutionnelle a été adopté par le Conseil des ministres, il est encore trop tôt pour crier victoire (ou pas !). L’avenir nous dira si Guy Carcassonne sortira vainqueur de ce dernier combat.
Alors que ce triste mois de mai ne connaît que la pluie, le Professeur Guy Carcassonne s’en est allé. « Artiste du droit et de la vie, il lui restait tant à nous apporter. Sa mort est, comme souvent, trop injuste. Sa vie, comme rarement, exemplaire » [12]. Major du concours d’agrégation en 1983, Co-fondateur de la revue Pouvoirs, il a éclairé du phare de la connaissance et de l’analyse l’obscurité constitutionnelle, juridique et politique.
Certaines de ses interventions sont disponibles en ligne : à propos du cumul des mandats, de l’interdiction du dissimuler son visage dans l’espace public, de la Ve République ou encore son entretien qui est repris dans le documentaire « La Ve République et ses monarques« .
[6] Denis BARANGER, Olivier BEAUD, « Un regard de constitutionnalistes sur le rapport Jospin », RFDA, 2013, p. 393.
[7] Denis BARANGER, Olivier BEAUD, « Un regard de constitutionnalistes sur le rapport Jospin », RFDA, 2013.
[9] Denis BARANGER, Olivier BEAUD, « Un regard de constitutionnalistes sur le rapport Jospin », RFDA, 2013, p. 395.
[11] Denis BARANGER, Olivier BEAUD, « Un regard de constitutionnalistes sur le rapport Jospin », RFDA, 2013, p. 398.
[12] Olivier DUHAMEL, Jean VEIL, « Guy Carcassonne : la réussite d’un étudiant “fils de rien” », Le Monde (éditions abonnés), 28 mai 2013. Voir aussi l’article des Professeurs Pierre AVRIL, Jean-Pierre CAMBY, Jean GICQUEL et Pascal JAN, « Guy Carcassonne. Un Sage », Le Huffington Post, 28 mai 2013.
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