Histoire d’un grand arrêt : Blanco, le fondateur

© Musée des Beaux-Arts-mairie de Bordeaux. Cliché F.Deval 1804-1806

Pierre Lacour, Vue d’une partie du port et des quais de Bordeaux dits des Chartrons et de Bacalan © Musée des Beaux-Arts-mairie de Bordeaux. Cliché F.Deval 1804-1806.

Tout juriste connaît la tragédie d’Agnès Blanco. Le 3 novembre 1871, Agnès Blanco, 5 ans et demi, se baladait tranquillement sur la rue Bacalan qui longe les quais du même nom, à Bordeaux. Des ouvriers de la manufacture des tabacs s’affairent dans le même temps au chargement de tabacs dans un wagonnet. Celui-ci se renversa sur la cuisse de la pauvre Agnès Blanco qui fut amputée à la suite de cet accident.

Son père, Jean Blanco, décida, le 24 janvier 1872, de saisir la justice civile à l’encontre des ouvriers de la manufacture mais aussi de l’Etat, propriétaire de la manufacture, en responsabilité. Deux ans plus tard, Le Tribunal des conflits rendait son célèbre arrêt Blanco (Les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, n°1).

L’arrêt Blanco est connu et reconnu comme l’arrêt qui fonde l’autonomie du droit administratif et de son contentieux. Pourtant, il n’est que l’aboutissement d’une politique jurisprudentielle développée par le Conseil d’Etat tout au long du 19e siècle. Par ailleurs, les solutions dégagées en 1873 ont, depuis, été relativisées. 

I. L’avant-Blanco

En 1873, le Tribunal des conflits ne reconnaît ni la compétence du juge civil concernant la responsabilité de l’Etat dans le cadre de l’exécution d’un service public ni l’application du Code civil dans son ensemble à l’Etat.

Cette non immixtion du juge civil dans les affaires de l’administration est classique. Les lois des 22 décembre 1789-8 janvier 1790 et des 16-24 août 1790 introduisent la séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires. Cette mise à l’écart du juge civil est confirmée par la jurisprudence du Conseil d’Etat (arrêt du 3 juin 1840, de Rotrou).

Mais la responsabilité de l’Etat pour les dommages causés par les agents de ses services publics reste alors toujours un point de désaccord profond entre la Cour de cassation et le Conseil d’Etat. Jusqu’à l’arrêt Blanco, l’Etat est irresponsable.

En effet, hormis des règlements administratifs spéciaux, l’Etat ne pouvait voir sa responsabilité engagée sur le terrain civil pour des fautes commises par ses agents. Cette position fut fermement défendue par le Conseil d’Etat (CE 6 décembre 1855, Rothschild ; CE 20 février 1858, Carcassonne ; CE 6 août 1861, Deckeister et surtout ; CE 1er juin 1861, Bandry).

Elle avait, suivant la règle que la compétence suit le fond du droit, pour conséquence que les tribunaux civils n’étaient pas compétents pour juger l’Etat. Concrètement, les tribunaux civils ne pouvaient réclamer à l’Etat, une indemnisation si l’un de ses agents voyait sa responsabilité engagée. Cette impossibilité posait un problème pour la réparation des préjudices subis par les victimes.

L’arrêt Blanco va pourtant aller bien au-delà de la simple question de la responsabilité de l’Etat.

II. L’arrêt Blanco

Le Tribunal des conflits affirme d’abord que l’Etat n’est pas responsable civilement des actes commis par ses agents. Néanmoins il reconnaît que « cette responsabilité n’est ni générale, ni absolue ». L’Etat est donc responsable. Cette responsabilité n’est pas civile mais l’arrêt Blanco reconnaît que pour les fautes commises par ses agents, la responsabilité de l’Etat peut être mise en cause. C’est la solution qu’apporte le Tribunal au problème immédiat qui se posait.

Cependant, le Tribunal des conflits ajoute que cette responsabilité a « ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés ». L’ensemble de ces règles spéciales est le droit administratif. La responsabilité de l’Etat est donc soumise au droit administratif.

Enfin, le Tribunal conclut que « l’autorité administrative est seule compétente pour en connaître ». Il faut comprendre autorité dans le sens de juridiction. Seule la juridiction administrative est compétente pour connaître de la responsabilité de l’Etat, qui répond aux règles du droit administratif. La compétence suit donc le fond.

Le Tribunal exclut ainsi l’application du droit privé à l’Etat et à ses services publics. Il le rend responsable des fautes commises par ses agents. Il considère cette responsabilité comme administrative. Il rend la juridiction administrative seule compétente pour connaître de cette responsabilité.

Par cet arrêt, le Tribunal systématise tant des solutions anciennes qu’il en apporte de nouvelles. C’est surtout par la généralité des considérants de sa décision que l’arrêt Blanco, aboutissement d’une jurisprudence administrative constante, deviendra célèbre.

Pourtant, il faut aujourd’hui relativiser les solutions dégagées par l’arrêt Blanco en 1873.

III. L’après-Blanco

En effet, le 22 janvier 1921, le Tribunal des conflits rend son arrêt Société commerciale de l’Ouest africain dit Bac d’Eloka (GAJA n°36). Il arrêt consacre l’existence de services publics industriels et commerciaux (SPIC). Ainsi, le service public n’est plus, à lui seul, un critère distinctif entre le droit administratif et le droit privé. De plus le SPIC sera soumis, principalement, à la compétence du juge civil. Dès lors, il existera, à partir de 1921, des services publics qui, dans leurs relations avec les agents et les usagers, appliqueront le droit privé. C’est déjà une évolution importante, au regard de la généralité de l’arrêt Blanco.

Enfin, le législateur a transféré au juge civil la compétence en matière d’accident de véhicule (loi du 31 décembre 1957) pour les actions dirigées contre une personne publique. Comme le rappelle le commentaire de l’arrêt Blanco au GAJA, la notion de véhicule est appréciée par le juge de manière très extensive, un accident causé par un wagonnet relèverait certainement de cette loi. Ainsi, nul doute que 85 ans plus tard, la requête de Jean Blanco aurait connu tout autre fortune et devant le juge judiciaire cette fois.

Il faut enfin remarquer qu’il arrive également au juge civil d’appliquer le droit administratif. C’est notamment le cas quand il se prononce lors de la mise en cause du service public de la justice (Cour de cassation, chambre civile, 23 novembre 1956, Trésor Public c. Giry). Cela constitue a minima la reconnaissance de l’application du droit administratif au service public (qui ici n’est pas un SPIC). Néanmoins, on voit là, une autre nuance par rapport à l’arrêt Blanco. Le droit administratif n’est pas obligatoirement appliqué par le juge administratif. Ici, la compétence ne suit donc plus le fond.

Dès lors, depuis Blanco, on n’applique pas toujours le droit administratif à un service public et ce n’est pas toujours le juge administratif qui est chargé d’appliquer le droit administratif. Mais malgré ces atténuations, l’arrêt Blanco reste fondamental dans l’histoire de l’autonomisation du droit administratif.

par Romain Broussais,
doctorant en histoire du droit à Paris II.


Pour en savoir plus :



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13 réponses

  1. Merci pour ce petit texte très instructif, ainsi que les liens en fin de texte ! Je trouve ça limpide 🙂

    Dans le III. vous parlez des SPIC. Si il se passe un accident avec un « civil », cela sera le droit privé qui s’appliquera devant le juge civil.

    Mais qu’est-ce que ça change, à part la juridiction et le droit applicable ? Je veux dire par là, est-ce plus avantageux pour la victime de passer devant un juge civil qu’un juge administratif ?

    Ou bien ce n’est pas ça qui est important dans l’histoire, et ce qui est important, c’est « juste » de s’adresser directement à la bonne juridiction ?

    • Merci pour ton commentaire.

      Pour te répondre,

      Le justiciable (la victime) n’a tout simplement pas le choix de la juridiction et donc du droit applicable. Il devra, si c’est un SPIC s’adresser, sauf exceptions et cas particuliers, à un juge judiciaire en cas de litige.

      Si le justiciable ne s’adresse pas à la bonne juridiction donc au juge administratif, celui-ci se déclarera incompétent et indiquera au justiciable la bonne juridiction pour traiter de son litige. Là encore, sauf exceptions et cas particuliers.

      En résumé, le justiciable ne peut tirer un avantage quelconque du choix de sa juridiction car ce choix ne lui ait pas offert mais fixé par la Loi ou la jurisprudence du Tribunal des Conflits. Le justiciable n’a pas le choix du choix de sa juridiction.

      Romain.

  2. Très interessant comme texte! Il m’a beaucoup aidé dans ma compréhension de l’autonomie et de la responsabilité du Droit Administratif. Merci
    J’ai deux préoccupations cpendant:
    On dit que l’arrêt blanco constitue la base de l’autonomie et de la responsabilité du droit administratif cependant, je me demandais si d’autres arrêts n’avais pas deja fais allusion a cette autonomie (par exemple l’arret Pelitier qui parle si je ne me trompe de la responsabilité du Droit Administratif).
    Ensuite, j’aimerais connaitre quelques arrêts dont la decision rendu fais reference a l’autonomie et a la responsabilité du Droit Administratif comme l’arrêt blanco ( c’est pour enrichir une eventuelle dissertation ou un commentaire d’arret )
    Encore merci, et j’espere une reponse a mes interrogations.

  3. tres bien fait.jaimerai savoir qu’el rapport cet arret tisse entre le droit administratif et le contentieux administratif?

    • bonjours en ce qui concerne le rapport qui tisse entre le droit administratif et le contentieux administratif ,je peux tout simplement dire que dans l arrét blanco ou tout autre le juge administratif a inventé le recours pour éxcés de pouvoir .ce contentieux poursuit un objectif de la légalité c est a dire que le juge ne tranche pas un litige mais verifié que le droit qui se fait est conforme a la réalité.c est le contentieux administratif au service de la législation .tous les grand arréts de la jurisprudence administrative sont des arréts concernant de REP .il demeure souvent une confusion entre la justice administrative et l administration elle-meme

  4. un développement qui m’a donné la lumière.merci

  5. Merci pour cet enseignement riche et clair qui m’a permis de mieux cerner les contours sur cette problématique.

  6. Super bien pour rester juriste

Rétroliens

  1. Histoire d’un grand arrêt : Bac d’Eloka, "qui s’y frotte s’y SPIC !" | Les Chevaliers des Grands Arrêts
  2. Histoire d’un grand arrêt : Caisse Primaire Aide et Protection, "Au petit soin" « Les Chevaliers des Grands Arrêts
  3. Vers une réforme du Tribunal des conflits «
  4. TC, 8 février 1873, Blanco | KHEN Chantha

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