
La décision Action Française du Tribunal des conflits du 8 avril 1935 constitue un des exemples les plus célèbres de la théorie de la voie de fait.
La théorie jurisprudentielle de la voie de fait a connu deux évolutions majeures récemment. C’est d’abord dans une ordonnance rendue le 23 janvier 2013 Commune de Chirongui que le Conseil d’Etat a estimé que le juge administratif qui statue sur un référé-liberté était compétent pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, en cas d’urgence, « quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait« . Quelques mois après, le Tribunal des Conflits a proposé une nouvelle définition de cette voie de fait, revenant ainsi sur la jurisprudence TC, 23 octobre 2000, Boussadar, dans la décision TC, 17 juin 2013, M. B. c. Sté ERDF Annecy.
Pour faire le point sur ces évolutions majeures de la voie de fait, nous vous proposons aujourd’hui, avec l’autorisation de son auteur, un très bon article qui tire les conclusions de ces deux décisions : Jeanne de Gliniasty, De Madame B. à Monsieur B. : la voie de fait dans l’impasse, Les Petites Affiches 2013 n°175 (cliquer pour télécharger l’article au format PDF). Commentant les deux décisions précitées, Jeanne de Gliniasty tire les conséquences de la redéfinition étroite de la voie de fait en invitant à un abandon de cette théorie jurisprudentielle.
Par ailleurs, le Centre de Recherche en Droit Administratif de l’Université Paris Panthéon-Assas organise une conférence d’actualité sur le sujet le 24 octobre 2013 de 14h30 à 16h30, en présence du professeur Benoit Plessix et d’Alain Ménéménis, président adjoint de la section du contentieux du Conseil d’Etat et membre du Tribunal des conflits. L’entrée est libre. Pour plus d’informations…
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Bonjour, Merci de mettre à disposition ce commentaire. Juste une précision. Même si l’arrêt Action française de 1935 est symboliquement un arrêt important (notamment parce qu’il figure au GAJA), la théorie de la voie de fait n’a pas été consacrée à cette occasion. Voir CE, 21 sept. 1827, Rousseau, Lebon, p. 504. Je vous renvoie à la thèse et à l’excellent article de Simon Gilbert (« L’immixtion du référé-liberté dans le champ de la voie de fait : vers une perte de sens de la voie de fait », Dr. adm. 2013, n° 3, comm. 2). Par ailleurs j’ai de grandes réserves sur l’idée exprimée par l’auteur selon laquelle le TC aurait entendu contrer Commune de Chirongui et exclure la compétence du juge administratif des référés dans le constat de voie de fait. Certes la voie de fait ne peut plus être constatée que dans des cas d’atteinte à la liberté individuelle (au sens strict) et à l’extinction du droit de propriété mais cela n’exclut pas que le juge administratif des référés-liberté puisse la faire cesser s’il est saisi en premier.
Bonjour,
J’avais rédigé un peu rapidement la légende de l’illustration de cet article, je l’ai corrigée pour tenir compte de votre remarque. Par ailleurs, je transmettrai vos réserves à l’auteur de l’article, pour qu’elle puisse vous répondre le cas échéant.
Encore merci pour votre commentaire.
Pas de souci. Personnellement j’ai toujours pensé que le GAJA aurait dû être soit Curé de Réalmont de 1934, soit Carlier de 1949 soit, lorsqu’il est intervenu, Boussadar de 2000. Mais je peux comprendre l’attachement des auteurs à Action française (qui illustre aussi bien l’idée qu’une interdiction ne doit pas en principe être générale et absolue)
Bonjour,
Je n’ai pas écrit que le TC avait entendu « contrer » Commune de Chirongui (d’autant que cette ordonnance de référé a été rendue par un membre du TC qui a aussi participé à la solution de l’arrêt Bergoend). Selon moi, cependant – et évidemment cette thèse n’engage que moi – la réduction du champ d’application de la voie de fait n’a de sens que si elle a pour but de préserver la compétence pleine et exclusive du juge judiciaire en la matière. Ce qui remet en cause indirectement l’évolution consacrée par l’ordonnance Commune de Chirongui, à moins de considérer que l’office particulier du juge du référé-liberté n’entre pas dans le champ de la compétence générale de la juridiction administrative.
Chère collègue,
C’est bien ce que j’avais compris de votre commentaire. Mais je pense que cette analyse ne correspond pas à la lettre et à l’esprit de la décision du TC. On voit mal le TC, sur le rapport du membre du CE que vous citez, consacrer un recul de la compétence du juge administratif des référés-liberté en matière de voie de fait, moins de 6 mois après que le CE ait consacré cette compétence sur la cessation de la voie de fait.
En mentionnant « qu’il n’y a voie de fait de la part de l’administration, justifiant, par exception au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire pour en ordonner la cessation ou la réparation » le TC n’a pas délimité de compétence EXCLUSIVE du juge judiciaire (sinon il aurait indiqué que cette compétence est exclusive).
Toutefois, la réduction des éléments constitutifs de la voie de fait à la seule liberté individuelle (stricto sensu) et à l’extinction de propriété privé va de facto réduire les possibilités de saisine du juge administratif car le juge judiciaire est généralement compétent dans ces domaines en vertu de textes légaux.
Mais je suis d’accord avec votre remarque terminale : il n’est pas cohérent de limiter l’extension de la compétence du juge administratif au seul office du juge des référés-liberté.
Du reste la décision du TC prise dans son ensemble n’est pas cohérente. C’est une décision qui miroite et qui repose sur une construction théorique bancale.
Mais je ne doute pas que le débat va se prolonger dans les revues juridiques dans les prochains mois.
Merci de votre réponse. Il faudra en effet suivre les prochaines publications et les décisions à venir pour être fixé.
Comment expliquez-vous l’abandon de la référence à la compétence de constater la voie de fait – et non seulement de la faire cesser ou d’en indemniser les préjudices – dans le considérant de principe? Pour ma part, je l’explique justement par le fait que cette compétence est depuis 1966 une compétence partagée entre le juge judiciaire et le juge administratif et qu’elle n’entre donc pas dans le champ d’application de la théorie.
Il n’y a pas d’abandon. Avant Bergoend, dans la formulation « Boussadar » les compétences du juge judiciaire n’étaient tout simplement pas définie par le TC.
La compétence du juge administratif reconnue depuis longtemps (bien avant Guigon me semble-t-il puisque dans Carlier de 1949 le CE constate une voie de fait) s’explique par le fait qu’il s’agit d’un acte inexistant.
L’incohérence théorique est d’avoir reconnu au juge administratif des référés-liberté une compétence pour faire cesser une voie de fait alors qu’il s’agit d’un acte insusceptible de se rattacher à une compétence de l’administration. Mais cela s’explique par le pragmatisme jurisprudentiel et l’efficacité du juge des référés-liberté.
En revanche il serait absurde de prendre au pied de la lettre de la décision du TC du 17 juin est de considérer que le juge judiciaire ne peut que faire cesser et réparer une voie de fait mais plus la constater. En effet d’une part s’il peut la faire cesser il peut nécessairement la constater auparavant. D’autre il existe des domaines dans lesquels le juge judiciaire est exclusivement compétent. Prenons par exemple le cas d’une voie de fait qui serait commise un OPJ à l’occasion d’un contrôle de police judiciaire ou de la rétention d’un étranger. En tout état de cause le juge civil est compétent. En cas de voie de fait il peut bien évidemment la constater
« pas définies »
Bien sûr, je ne dis pas que le juge judiciaire n’est plus compétent pour constater la voie de fait (comment pourrait-il, sinon, la faire cesser ou l’indemniser?). Je dis simplement que cette compétence n’entre pas dans le champ d’application de la théorie de la voie de fait, justement parce qu’elle est partagée entre le juge judiciaire et le juge administratif. Comme vous le dites, elle entre dans le champ d’application de la théorie de l’inexistence dont le régime juridique n’est pas l’exclusion du privilège de juridiction dont dispose l’administration, mais la possibilité de déroger aux règles de délais de recours contentieux.
En outre, il me semble qu’en matière de police judiciaire, le juge judiciaire est bien compétent, mais qu’il ne peut l’être sur le fondement de la voie de fait (en théorie du moins… A quel arrêt faites-vous référence?).
J’aimerais insister quelques développements durant sur l’ordonnance Commune de Chirongui, notamment sur son considérant 6. Quelle est la portée de ce considérant 6 selon vous? Ne revient-il pas à rendre inepte l’opération juridique de constatation de la voie de fait lorsque le juge administratif des référés statue sur le fondement de l’article L521-2 CJA ?
D’ailleurs, si les observateurs arguent d’un acte insusceptible de se rattacher à une compétence/un pouvoir de l’administration à propos de la dite ordonnance, le CE ne constate pas cette voie de fait. Il utilise le mode conditionnel « quand bien même […] aurait ». L’indifférence de la présence d’une voie de fait dans la cessation de l’atteinte au droit de propriété par le biais du référé-liberté semble avoir pour corrollaire l’inutilité de sa constatation. En l’espèce, y avait-il voie de fait? Vraissemblablement, ce sans quoi ce considérant 6 serait inutile. Le CE la constate-t-il formellement? Je ne le pense pas parce que cela est devenu inutile eu égard à l’applicabilité matérielle du référé-liberté qu’il y ait ou non voie de fait, parce que scripturalement le mode conditionnel n’équivaut pas à l’indicatif.
Ai-je mal entendu cette ordonnance?
Non vous faites une mauvaise lecture de ce considérant. Le Conseil d’Etat est en appel d’une ordonnance de référé-liberté qui a prononcé une injonction alors même qu’on était en présence d’une voie de fait. Confirmant ce qu’on pouvait déjà deviné de ses arrêts de 2004 il juge, en sa qualité de juge d’appel, que le juge des référés-liberté de première instance pouvait sans erreur de droit prononcer cette injonction quand bien même cette atteinte aurait le caractère de voie de fait.
Ca me semble néanmoins critiquable car la conséquence de l’existence d’une voie de fait est l’inexistence de l’acte. Or, là le CE ne le rappelle pas.
Vous avez certainement raison. J’avais supposé à tort l’effacement de la constatation de la voie de fait étant entendu que voie de fait ou non le juge administratif des référés était compétent pour faire cesser l’atteinte (certes l’existence de la voie de fait conduit à l’inexistence de l’acte), et l’effacement des conséquences de la voie de fait.
Je développais l’idée qu’une incise développée ainsi : « quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait » n’équivalait pas à une tournure comme celle-ci : « alors même que cette atteinte a le caractère d’une voie de fait ».
Dans la dernière RFDA le professeur Delvolvé a les mêmes interrogations que nous sur le maintien, ou non de Commune de Chirongui.
Pierre Delvolvé, « Voie de fait : limitation et fondements », RFDA 2013 p. 1041
« L’exception à la compétence administrative au profit de la compétence judiciaire entraînée par la voie de fait conduit à se demander si subsiste la possibilité d’une compétence parallèle reconnue déjà avant l’ordonnance Commune de Chirongui et prolongée par elle (74). On a vu que cette jurisprudence permet autant au juge administratif (aujourd’hui dans le cadre du référé-liberté) qu’au juge judiciaire de constater et faire cesser une voie de fait. Dès lors que l’arrêt Bergoend resserre les critères de la voie de fait au regard des principes constitutionnels qui fondent la compétence judiciaire, ces mêmes principes ne doivent-ils pas conduire à reconnaître au juge judiciaire non seulement une pleine compétence mais aussi une compétence exclusive ? On peut faire un parallèle avec le principe constitutionnel qui, selon la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987, fonde la compétence de la juridiction administrative pour connaître les recours en annulation ou en réformation d’actes administratifs : il entraîne l’exclusivité de cette compétence et s’oppose normalement à ce qu’une compétence pour connaître de tels recours soit attribuée au juge judiciaire, même si la liberté individuelle est en cause (75). De la même manière, la compétence constitutionnelle que détient l’autorité judiciaire en matière de voie de fait nouvellement définie devrait exclure celle du juge administratif : ainsi contrairement a ce qu’a considéré l’ordonnance Commune de Chirongui, le juge administratif du référé-liberté ne serait plus compétent. L’arrêt Bergoend aboutirait à ce paradoxe d’écarter une solution qui a constitué une simplification et un progrès. Pour la maintenir, on peut d’abord observer que la compétence judiciaire en matière de propriété n’a été réservée expressément qu’à propos de l’indemnisation. On pourrait en déduire que, si en cas de voie de fait, la compétence judiciaire est exclusive pour la réparation, elle ne l’est pas pour la constatation et la cessation : ainsi pourrait se poursuivre pour elles comme naguère, notamment avec l’arrêt Commune de Chirongui, la compétence parallèle du juge judiciaire et du juge administratif. Mais la solution ne vaudrait pas pour la voie de fait en matière de liberté individuelle, pour laquelle le rôle de gardienne de la liberté individuelle confié à l’autorité judiciaire par l’article 66 devrait être exclusif. On aurait donc une distorsion entre les deux objets auxquels porte atteinte la voie de fait – ce qui n’est pas vraiment satisfaisant… Pour arriver à un résultat qui le soit, il n’est d’autre moyen que de recourir au type de motivation retenu par le Conseil constitutionnel dans la décision de 1987 : « l’intérêt d’une bonne administration de la justice ». Celui-ci peut justifier que, par exception, compétence soit reconnue aux juridictions judiciaires pour statuer sur des recours en annulation ou en réformation d’actes administratifs. De la même manière, on pourrait dire que, par exception à la compétence judiciaire, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, le juge du référé-liberté peut connaître d’une mesure ou d’un comportement qui constituerait une voie de fait et pourrait donner lieu à l’exercice de la compétence judiciaire. Ainsi se trouveraient combinées les décisions Bergoend et Commune de Chirongui et se trouverait maintenue la simplification de cette dernière. Ce serait satisfaisant en pratique. Mais sur le plan théorique, ce serait une sorte de contorsion ».
Je vous remercie. J’avais en effet constaté que, même pour le Professeur Delvolvé, la compétence partagée entre les deux ordres de juridiction pour la voie de fait nouvellement dessinée n’était pas si évidente que cela. J’ai posé la question lors du colloque du CRDA et, là encore, j’ai reçu une réponse plutôt mitigée et prudente. Je crois qu’il faudra définitivement attendre une nouvelle décision du TC pour pouvoir trancher. Cela dit, les observations du GAJA dans sa dernière édition de 2013 sous l’arrêt du TC Action française semblent très clairement aller dans votre sens: « Désormais, en cas de voie de fait, telle qu’elle est définie par la décision du Tribunal des conflits du 17 juin 2013, la compétence judiciaire n’est exclusive que pour réparer les conséquences dommageables résultant d’une atteinte à la liberté individuelle ou de l’extinction du droit de propriété » (p. 298).
Est-ce à dire que Delvolvé et Genevois n’ont pas exactement la même analyse de la portée de la décision Bergoend?
A mon sens c’est la position défendue dans le GAJA qui va l’emporter.