Histoire d’un grand arrêt : Bac d’Eloka, « qui s’y frotte s’y SPIC ! »

Le bac d'Eloka en Cote d'ivoire, objet de l'arrêt du Tribunal des conflits du 22 janvier 1921

Le bac d’Eloka en Cote d’ivoire, objet de l’arrêt du Tribunal des conflits du 22 janvier 1921 « Société commerciale de l’Ouest africain »

Alors que le mois dernier nous avions vu, avec l’arrêt Blanco, la naissance du droit administratif autonome, nous allons évoquer aujourd’hui la naissance du service public industriel et commercial (SPIC).

Dans la colonie française de Côte d’Ivoire, le service du wharf de Bassam gérait le bac d’Eloka, situé sur la lagune d’Ebrié. Dans la nuit du 5 au 6 septembre 1920, le bac d’Eloka coula brusquement. Il transportait notamment une automobile appartenant à la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA).

La SCOA, après que l’automobile fut extraite de la lagune, fortement endommagée, assigna la colonie devant le tribunal civil de Grand-Bassam. Le lieutenant-gouverneur de la colonie éleva le conflit afin de déterminer qui, de la juridiction administrative ou judiciaire, était compétente pour trancher le litige. Le Tribunal des conflits rendit alors la décision TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain connu sous le nom d’arrêt « Bac d’Eloka » (Les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, n°36). 

Par cet arrêt, le Tribunal des Conflits donne naissance, sans le nommer encore, à la notion de SPIC. Si la gestion de droit privé par une personne morale de droit public existe déjà en 1921, celle de service soumis entièrement au droit privé est une création jurisprudentielle. Cette notion connaît aujourd’hui une fortune diverse.

I. L’avant Bac d’Eloka

La notion de SPIC est nouvelle, pourtant la notion de gestion privée par une personne publique est, elle, plus ancienne. Déjà le commissaire du gouvernement David dans ses conclusions sur l’arrêt Blanco avait esquissé la notion mais pour mieux l’écarter. Elle ne sera théorisée qu’en 1899 par Maurice Hauriou. Cependant, elle n’a pas connu la même fortune que les autres notions dégagées par le père de la doctrine de la puissance publique.

Les personnes publiques sont vues, avant l’arrêt Bac d’Eloka, comme ne pouvant agir que par le biais de la puissance publique. Les services publics ne sont que les services que la sphère privée ne peut pas offrir. C’est donc une vision restrictive des services publics qui prévaut avant 1921. Les personnes publiques n’ont pas à intervenir dans la sphère économique.

Pourtant, les personnes publiques agissent parfois comme des personnes morales de droit privé, elles rédigent des actes de droit privé. C’est la notion de gestion privée. Ainsi l’Etat gère son domaine privé par des actes de droit privé, alors même que le service du Domaine est un service public.

Mais la notion de gestion privée ne recevra sa consécration jurisprudentielle qu’avec l’arrêt CE, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges (GAJA n°25). Cet arrêt reconnaît pour les personnes publiques la possibilité de contracter sous l’empire du droit privé, comme un particulier.

Néanmoins, la gestion privée est une utilisation du droit privé pour des actes individuels au sein des services qui sont, à l’époque, tous administratifs. L’arrêt Eloka va, lui, créer une distinction.

II. L’arrêt Bac d’Eloka

Le Tribunal des conflits affirme d’abord que le bac d’Eloka n’est pas un ouvrage public. Ainsi quel que soit le type d’activité, si le bac est un ouvrage public, c’est le droit administratif qui s’applique et donc la juridiction administrative qui est compétente.

Ensuite, le Tribunal observe que l’activité du bac se fait contre rémunération. Ainsi, en cas d’activité non rémunérée, le Tribunal n’applique pas le droit privé.

Il ajoute que cette activité s’exerce « dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». Le Tribunal applique donc le droit privé car le service public, en son entier, se comporte comme un acteur économique de droit privé.

Enfin, le Tribunal conclut qu’il n’existe aucun texte législatif ou réglementaire qui donne compétence à la juridiction administrative en matière de bacs.

Dès lors, en cas d’activité rémunérée exercée par un service public, dans les mêmes conditions qu’un acteur économique de droit privé, hormis la présence d’un ouvrage public ou d’un texte spécial donnant compétence au juge administratif, le service public est soumis, en général, au droit privé et donc à la compétence du juge judiciaire.

Ici, le Tribunal des conflits ne considère pas que l’administration, personne morale de droit public, a agi comme une personne morale de droit privé mais qu’un service entier de cette administration doit être considéré, a priori, comme agissant comme une personne morale de droit privé. Ainsi à la gestion privée s’ajoute le service public soumis au droit privé.

Pourtant, la distinction service public administratif (SPA) – service public industriel et commercial (SPIC) qui va en résulter a, depuis, été fortement nuancée.

III. L’après Bac d’Eloka

En 1956 (CE, Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques) le concept de SPIC, dégagé en 1921, acquiert l’importance qu’on lui connaît actuellement. Cet arrêt systématise les critères d’identification des SPIC. Ces critères sont l’objet du service (industriel et commercial), les modalités de fonctionnements (proche d’un acteur économique privé) et le mode de financement qui repose, normalement, majoritairement sur l’usager du service.

Le SPA est un service public administratif soumis au droit administratif et à la compétence de la juridiction administrative. Le SPIC est un service public industriel et commercial, principalement, soumis au droit privé et à la compétence du juge judiciaire.

Néanmoins cette division n’empêche pas que certains domaines des services publics, même des SPIC, soient régis par le droit administratif. Il en est ainsi, notamment, de la réglementation, de la police et du contrôle (TC, 16 octobre 2006, Caisse centrale de réassurance c. Mutuelle des architectes français). De manière plus large, tous les domaines qui concernent la puissance publique restent soumis au contrôle du juge administratif. Ainsi un SPIC ne peut être totalement réglé par le droit privé.

A l’inverse, les SPA exercent toujours, comme avant l’arrêt bac d’Eloka, une gestion privée de certaines activités de l’administration.

Dès lors, cette distinction si elle est importante pour connaître le droit auquel est soumis, a priori, le service public, ne doit pas masquer la dualité des droits appliqués à un même service, quelque soit sa nature, administrative ou industrielle et commerciale.

De plus, la dualité entre l’administratif et l’industriel et commercial est aussi appliquée aux établissements publics. On parle alors d’établissement public administratif (EPA) et d’établissement public industriel et commercial (EPIC). Cette qualification qu’ils reçoivent, a priori, de la loi ou du règlement n’est pourtant pas figée. Si la qualification est légale, la jurisprudence ne peut remettre en cause celle-ci en raison de la hiérarchie des normes. En revanche, lorsque la qualification est réglementaire, le juge administratif, juge du règlement, peut requalifier un établissement public ou une partie de ses services grâce aux critères d’identifications qu’il a lui-même systématisés à partir de 1956.

Il ne faut pas non plus oublier que le Tribunal des conflits a essayé de dépasser cette dichotomie en instaurant des services publics à objet social (SPOS) par la décision TC, 28 mars 1955, Naliato. Mais devant l’absence de reprise de la notion par les autres juridictions, notamment par le Conseil d’Etat, le Tribunal a abandonné le concept dans sa décision TC, 4 juillet 1983 Gambini.

Malgré les vicissitudes de la notion de SPIC, près d’un siècle plus tard, la notion est toujours appliquée tant par les juridictions de fond (CAA Marseille, 16 mai 2011, CCI de Nice à propos des services portuaires) que les juridictions suprêmes (CE, 19 février 2009, Beaulieu à propos de l’exploitation des pistes de ski).

par Romain Broussais,
doctorant en histoire du droit à Paris II.


Pour en savoir plus :



Catégories :Commentaires d'arrêts, Droit administratif, Droit du service public

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8 réponses

  1. 1. Cette présentation est intéressante et pédagogique, mais pas tout à fait exacte. Par exemple, vous dites que de cet arrêt est issu la notion de SPIC, et qu’en l’espèce l’activité était un service public. Mais le TC ne le dit pas du tout, et ne parle que d’une activité privée, qui n’apparaît pas comme étant un SP (Lachaume le confirme dans son ouvrage, et A-S Mascheriakoff également dans un article relatif à la gestion privée et le service public). Cette JP n’a donc pas la portée qu’on prétend lui donner : (i) le TC ne parle pas de SP en tant que tel mais considère uniquement qu’une activité économique gérée par une personne publique est soumise au droit privé (ce qui n’est en soit pas nouveau), (ii) De plus, si on considère que la notion de SPIC est issue de cet arrêt, ce n’est en aucun cas une catégorie juridique qui emporterait l’application d’un régime juridique (cela ne sera le cas que plus tard avec l’identification de la notion). C’est uniquement la conséquence de la gestion privée des SP. Le SPIC n’est donc ici pas une catégorie juridique, mais juste une sorte d’état de fait, résultant de la gestion privée du service public.

    2. De même, le commissaire du gouvernement Romieu mérite d’être cité, car c’est lui le vrai parrain de la gestion privée du SP. Hauriou l’esquisse (encore que, il fait surtout référence au concessionnaire qui gère un SP), mais c’est Romieu qui la consacre vraiment en considérant que même lorsque l’Etat agit dans le cadre d’un SP, il peut se comporter en personne privée et donc utiliser des procédés de droit privé (conclusions sous l’arrêt Terrier de 1903).

    3. Il est inexact de considérer que lorsque la loi prévoit qu’un EP est un EPIC (ou un EPA), le juge est lié par cette qualification. C’est vrai qu’il ne peut rebaptiser l’EP, mais lorsqu’est en cause un EP à double visage (qui gère à la fois un SPIC et un SPA, alors qu’il est qualifié d’EPIC par la loi), le juge a pris pas mal de liberté et a isolé les activités de SPA au sein de cet EPIC, pour leur appliquer les règles du droit administratif. C’est moins vrai maintenant avec l’arrêt Blanckeman et l’arrêt Caisse Centrale de Réassurence que vous citez, où il n’isole que les activités relevant de PPP au sein des EPIC, qui restent soumises au droit administratif.

    Enfin ce sont juste des précisions, qu’il n’était pas utile d’apporter dans votre article !

    • Effectivement,

      1. On devrait plutôt parler de Service Industriel et Commercial (SIC), donc que de SPIC qui n’a émergé QUE sous la plume du Conseil d’Etat à la suite du Bac d’Eloka et lui permettant de récupérer une partie de sa compétence que le Tribunal des Conflits lui avait enlevé par l’arrêt Bac d’Eloka. Et ce n’est que la systématisation après la seconde guerre mondiale qui permet d’identifier précisément la notion de SPIC.

      L’arrêt Bac d’Eloka a le mérite d’être une origine intellectuelle de la soumission d’un service en son entier au droit privé. Et c’est pour cela qu’il est pédagogiquement présenté. Mais effectivement il n’est pas matériellement l’acte de naissance du SPIC, ni même l’arrêt qui marque la naissance de l’opposition SPA/SPIC. Il n’est que l’origine intellectuelle du SIC et par suite des arrêts du CE, du SPIC. Alors même que le SPA (ou le Service Public puisqu’ils sont encore tous des SPA) préexiste.

      2. Je n’ai pas traité de manirèe approfondi de la doctrine, mais merci de la précision 🙂

      3. C’est légèrement évoqué ici « En revanche, lorsque la qualification est réglementaire, le juge administratif, juge du règlement, peut requalifier un établissement public ou une partie de ses services grâce aux critères d’identifications qu’il a lui-même systématisés à partir de 1956. » Mais effectivement je ne l’ai pas développé.

  2. Votre commentaire est fort intéressant. Non seulement vous rappelez l’histoire du SPIC de manière très pédagogique, mais encore vous avez pris le soin de montrer que la dualité traditionnelle de la notion de service public tend de plus en plus à perdre sa valeur du fait de l’émergence de catégories « hybrides » de SP.

    Cependant, je rejoint votre premier commentateur quant aux différents points sur lesquels il n’est pas très d’accord avec vous. Je me limiterai à deux observations qui me paraissent essentielles en la matière avant de terminer par une interrogation.

    1. D’abord, sur la consécration de la notion de SPIC, je ne pense pas qu’elle soit un concept créé expressément par l’arrêt bac d’Eloka. Mais c’est plus tôt la doctrine qui systématise généralement des concepts pour les attribuer au juge administratif (ex. théorie du bilan coût-avantage).

    Il est vrai que la notion de SPIC renvoie plus à un état de fait qu’à une véritable catégorie juridique. Il s’agit d’une simple activité en principe soumise au droit privé (Cf. M. HAURIOU: Droit du service public). Mais, il arrive que la notion puisse être utilisée dans un sens organique pour désigner un EPIC. La notion d’EPIC renvoie en vérité à une catégorie juridique que la loi ou le règlement peut créer. Ainsi si l’on admet que l’on peut utiliser le concept de SPIC dans un sens organique pour désigner un EPIC (chose sur laquelle je ne suis d’ailleurs pas tout à fait d’avis), on bien s’accorder qu’il s’agit d’une catégorie juridique.

    2. Quant à ce qui concerne ensuite la qualification législative d’un SPIC, il serait mieux de « prendre avec des pincettes » l’affirmation qui consiste à dire que « le juge est lié par cette qualification ». En effet, il faut préciser que le juge n’est lié que par la qualification de la nature du Service Public, mais il peut bien refuser d’appliquer le droit privé à un litige naît d’un SPIC ou à certains de ses aspects, alors que le législateur avait entendu soumettre un tel service au droit privé. La liberté du juge ne concerne donc que le droit qu’il applique au litige naît d’une activité de SPIC ou de SPA. S’il prend le soin d’isoler les activités de SPA et de SPIC que mène un SP à double visage ou à visage renversé, ce n’est pas dans le but de le requalifier, mais seulement pour en déduire le véritable droit auquel le litige doit être soumis;

    3. Je me demande enfin si le Conseil d’Etat (qui, me semble t-il, a souvent la réputation d’être prudent sur certaines construction doctrinales ou jurisprudentielles) n’a pas voulu suivre le TC quant à la consécration de la troisième catégorie de SP à savoir le SP à objet social, est-ce que ce n’est pas parce l’objet social n’est pas spécifique à une catégorie déterminée de service public? En d’autres termes est-ce qu’il n’est pas possible à un SPA ou un SPIC de prévoir dans ses activités un volet social?

    • 2. Pour les SP à double visage, en effet le juge administratif n’est pas toujours lié par la qualification légale dès lors qu’il fait émerger ou identifie ce double visage.

      Mais par principe, le CE, juge du règlement et non de la loi, il est lié par la qualification juridique en général. Par exception ainsi que certains aspects du service sont soumis à un autre droit que celui prévu par la loi, par le CE.

      3. Si justement, les SPA et les SPIC peuvent avoir et parfois ont un volet social mais ce volet social n’est pas assez grand pour en faire une catégorie à part. Surtout, il n’existe pas de critères assez spécifiques pour en faire un SP à part, pour systématiser et pérenniser un SP social.

      Pour le 1. Je renvoi à la réponse à l’autre commentaire 🙂

  3. Pour compléter, le SPIC n’est certes pas mentionné dans l’affaire bac d’Eloka, mais mention est faite d’un service public industriel la même année dans un arrêt du 23 décembre 1921, Société générale d’armement.

  4. Pour mémoire et pour prolonger l’histoire je vous indique que le 22 janvier 1971 les étudiants en 3° année de droit de l’Université d’Abidjan (Cote d’Ivoire) ont célébré le cinquantenaire de l’arrêt. Une photographie a été prise sur les lieux mêmes. Je pense pouvoir vous la transmettre sous peu (car pour l’instant c’est une diapositive).

Rétroliens

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