La question de l’œuf et de la poule connait des variations multiples, et souvent son débat conduit à l’aporie. A la question de savoir, qui, du droit commenté, ou de la fable, a formé le second, l’on serait bien tenté d’éviter de conclure. Le droit, c’est entendu, « immerge » la fable : aux histoires produites par Esope, Phèdre, Jean de la Fontaine, répondent, en miroir, les réflexions des hommes sur l’interaction des normes et leurs effets possibles. C’est d’abord une convocation du droit privé qui s’opère ; ainsi, la conceptualisation des clauses léonines revient d’abord à Phèdre et sa fable La Génisse, la Chèvre la Brebis et le Lion ; tandis qu’une partie de l’œuvre de La Fontaine délimite, par fragments, le cadre juridique du droit des biens et de la propriété (Le chat, la belette et le petit lapin). Le professeur Jean Hilaire a notamment pu et su mettre en exergue ce rapport continu du droit privé dans l’œuvre de Jean de la Fontaine (« Le droit dans les fables de La Fontaine », Communication à l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, Bulletin de l’Académie, 2009, p. 295-304).
A ce ruissellement de la moralité de la Cigale et la Fourmi dans le droit privé, la moralité publique n’aurait pu rester sourde. Il fut ainsi tout naturel, qu’en retour, le droit public émerge de la fable, et puis lui rende hommage. Le discours de la fable, il est vrai, partage ses objectifs avec le droit administratif. Postulant une « présentation de l’idée en objet » (ALAIN, Système des Beaux-arts), pour mieux faire surgir une règle, par le droit, ou la force de l’adage, le texte de la décision de justice, comme celui du fabuliste, tissent une œuvre presque commune, au nœud gordien des faits qui parlent; preuve première de leur jumelage, une certaine tradition fabuliste du droit administratif, auquel répond un référencement continu des auteurs classiques par la doctrine publiciste contemporaine.
La tradition fabuliste du droit administratif
Dans les murs encore neufs de la « Fabrique du droit », aux origines du droit administratif, règnent déjà ces classiques littéraires ; Antoine Alexandre Barbier, nommé bibliothécaire des fonds du Conseil d’Etat nouvellement créé par la Constitution de l’an VIII, recense ainsi, dans son Catalogue des livres de la Bibliothèque du Conseil d’Etat (1801-1803) de nombreux ouvrages d’auteurs de fables et d’apologues, qu’il s’agisse d’un Essai sur les fables et sur leur histoire, adressé à la Commune du Bocage, ouvrage posthume de Jean-Sylvain Bailly paru en l’an VII, d’un Discours sur la fable rédigé par Houdar de La Motte et publié en 1719, de La grotte des fables écrit par Le Noble (1696), ou, plus « prosaïquement », de l’intégrale des œuvres de Phèdre, Esope et La Fontaine.
Né d’abord d’une jeune fille renversée par un wagonnet chargé de tabac (CE, 1873, Blanco, concl. David), le droit administratif s’émancipe au travers de ces petites histoires, et chaque publiciste sait ce que doit le régime de la responsabilité sans faute de l’Etat, fondé sur la notion de risque, à l’explosion du fort de la Double-Couronne de Saint Denis (CE, 1919, Regnault-Desroziers), tandis que la même année « deux filles perdues du port de Brest accouchent involontairement de la théorie des circonstances exceptionnelles » (François SUREAU, Le chemin des morts, Gallimard, 2013, p.12) (CE, 1919, Dames Dol et Laurent). Au vrai, la sédimentation du droit public est contenue dans ce processus d’affabulation, au sens étymologique du mot « fable » : fabula est, « on dit… », « on raconte…» (Aurélia GAILLARD, Fables, mythes, contes : l’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Paris, H. Champion, 1996, p.11). Or, puisque, comme l’on dit, on raconte, la fable, ce que Phèdre appelait « une leçon de prudence », forme, avec cette leçon, le rappel de la vieille règle de prudence d’où le droit tire son nom : prudentia, jurisprudencia: « Dans le doute, abstiens-toi ». C’est par ce cousinage d’une littérature figurative et d’un droit figuré que peut se justifier la propension constante des auteurs de doctrine à convoquer Maître Corbeau pour expliquer Palais-Royal.
Une convocation des auteurs classiques par la doctrine
Hors les murs centenaires de la juridiction administrative suprême se déploient des mentions éparses et nombreuses à la fable, qu’il s’agit de rassembler, en étudiant la doctrine. En effet, « beaucoup de développements doctrinaux s’apparentent […] au roman auquel il ne sera sans doute ajouté ici qu’un nouvel épisode, une nouvelle version. Mais une version qui est contrainte de reprendre la fable jusqu’à ses origines » (Gilles DARCY, « La décision exécutoire, esquisse méthodologique », AJDA 1994, p. 663). Mais sur ces origines justement, les références aux fabulistes anciens sont peu employées : faiblement mentionné, Esope n’est réduit qu’à sa langue, et Phèdre n’a guère plus de succès… On signalera toutefois certains renvois à d’autres œuvres et auteurs, surement plus oubliés, comme Le meunier Sans-Souci, de François Andrieux, à propos de la théorie des apparences (Alain SEBAN, « Principe d’impartialité, principe des droits de la défense et Cour des comptes », RFDA, 2000, p.435). Au vrai, l’imaginaire collectif de la doctrine publiciste française est tout entier dévoré par Jean de la Fontaine.
On trouve ainsi à citer le poète de Château-Thierry en évoquant sa Parole de Socrate, à propos des principes généraux du droit de l’Union européenne (Bertrand BRUNESSEN, « Retour sur un classique. Quelques remarques sur la catégorie des principes généraux du droit de l’Union européenne », RFDA, 2013, p. 1217), en faisant référence à La Chauve-souris et les Deux Belettes pour souligner la difficulté à qualifier juridiquement l’établissement public territorial (Jean-Marie PONTIER, « La personnalité publique, notion anisotrope », RFDA, 2007, p.979), ou en évoquant Les loups et les brebis pour introduire le sujet de la réorganisation du contentieux administratif italien (Pascal RICHARD, « Le droit administratif italien en quête de racines », RFDA, 2003, p.751).
Majoritairement absents des études doctrinales en droit public (Marguerite CANEDO, « Les animaux du service public, état des lieux, ou l’histoire d’une petite souris grise… », in Collectif, Le Droit administratif, permanences et convergences. Mélanges Jean-François Lachaume, Dalloz, 2007, p. 165), statutairement parlant, les animaux sont pourtant convoqués, avec parcimonie, et pour leur (cas d’)espèce. S’agissant d’évoquer la condition juridique du loup, du chien, ou de l’oiseau au regard du droit administratif, les exemples sont pléthores, et la coutume est encore à la convocation des auteurs classiques, à la référence aux œuvres passées. Ainsi, tel auteur conclu sur le « triste épilogue pour une fable qui pourrait s’intituler, non ‘Le loup et l’agneau’, mais ‘Le toutou et le touriste’» ( Philippe YOLKA, « Le tourisme de montagne entre chien et loup », AJDA 2008, p. 1744), tandis qu’avec facétie, certains commentateurs soulignent que Jean de « La Fontaine n’eût pas été le dernier surpris d’apprendre que les tendres pigeons de ses fables étaient justiciables d’une telle qualification » ( Lucienne FERNANDEZ-MAUBLANC, Jean-Pierre MAUBLANC, « Police des animaux malfaisants », RFDA 1992, p. 655). Le droit, semble-t-on nous dire, a perverti la littérature. Les animaux des fables pourraient-ils vivre, sinon survivre, dans notre univers juridique impitoyable ? L’Âne chargé d’éponges aurait-il connu un sort moins funeste en empruntant le bac d’Eloka (CE, 1921, Société commerciale de l’Ouest africain) ?
La mention faite aux poètes permet au juriste de replacer le droit public dans un temps plus long, plus élargi, qui est d’abord celui d’une évolution par strates successives, qu’il implique veaux, vaches, cochons… ou les hommes entre eux. Par ailleurs, l’occasion de bilan met la fable en abîme : ainsi, dans « Le train impérial, la marquise de Vic-Bigorre et… le facteur Fenouillet », (AJDA 2014, p.93), Jean-Louis DEWOST revient sur le contentieux de la responsabilité des services de police et celui des dommages de travaux publics (CE, 1967, Ministre des travaux publics et des transports c/ Mlle Labat), tout en articulant la structure dorsale de la fable (titre, faits, moralité) à la portée d’une décision de justice, comme à son commentaire.
Toutefois, les usages de la fable en droit public, compte tenu des obligations de concision et de clarté, se bornent souvent à la formalisation du titre. Tout comme certains auteurs de droit privé et pénal (Emmanuel DREYER, « Les chaises, l’héritier et le publicitaire: petite fable moderne », D. 2001, p. 1530 ; Patrick AUVRET, « Le journaliste, le juge et l’innocent. Fable relative à la présomption d’innocence, au secret de l’instruction et aux droits de la personne », RSC, 1996, p. 625), les contributeurs publicistes respectent majoritairement la titulature classique des fabulistes, qui consiste à annoncer les acteurs de l’histoire allant être contée. Globalement, s’agissant des titres, on observe des réflexes, sinon des variations, qui participent eux-mêmes à l’élaboration d’un discours plus large du droit en tant qu’objet littéraire, et qui ne sont pas sans évoquer une dynamique de parallélisme des formes, donc de répétition, chère aux juristes. Entre le réflexe et la réflexion, l’originalité et le formalisme, le droit, comme la fable, se voisinent.
La constante de ces intitulés est de respecter une vision bipartite des acteurs, dont l’une est généralement représentative de la puissance publique, qu’il s’agisse de l’Etat (Marcel POCHARD, « L’Etat et les Titans », AJDA 2008, p. 2033.), en tant que personne morale, ou de la figure du juge administratif (Agathe VAN LANG, « Le juge administratif, l’Etat et les algues vertes », AJDA 2010, p.900.) qui incarne in fine le caractère exorbitant de ses prérogatives. Le second sujet désigne quant à lui, requérant, ou objet même de l’étude, la partie centrale de l’analyse. S’il s’agit majoritairement de commenter une décision de justice, voire même d’accueillir la publication de certaines conclusions des rapporteurs publics, (« Le principe de précaution, le juge, l’insecticide et les abeilles », CE 2002 n° 233876, concl. François Séners, AJDA 2002, p. 1180) la fable, pour la doctrine publiciste, est davantage un patronage, sinon le patron, le cadre qui sert à situer le discours juridique, qu’il s’agisse d’examiner les compétences croisées des juridictions suprêmes en matière de fiscalité (Florence MARTINET, Agnès ANGOTTI, « Conseil d’État et Cour de cassation, juges de l’impôt : étude comparative (troisième volet). – La fiscalité civile et pénale, ou la fable du chêne et du roseau », Droit fiscal, n°40, octobre 2013) ou de revenir sur la notion de service d’intérêt économique général dans la théorie du service public européen, au regard des principes de concurrence (Stéphane RODRIGUES, « Le juge, le postier et l’électricien ou la fable du service public en Europe. A propos des arrêts Corbeau et Commune d’Almelo de la Cour de justice des Communautés européennes », Réalités industrielles, Revue des Annales des Mines, octobre 1994).
La convocation de l’imaginaire fablier se fait tant pour illustrer des sujets classiques, que pour expliciter des concepts plus flottants, sinon récents du droit administratif, comme lorsqu’il s’agit d’étendre le principe de dignité (CE, 1995, Commune de Morsang-sur-Orge) au champ de la protection animale et taurine (Philippe HARANG, « La corrida, l’aiguillon et le nain », AJDA 2013, p. 2196). L’emploi de la fable est ici justifié par l’une de ses vocations premières : instruire en plaisant : « une morale nue apporte de l’ennui / le conte fait passer le précepte avec lui » (Le Pâtre et le Lion). Au minimum, le titre remplit son office d’achalandage discret…
Comment expliquer cette pratique répétée d’emprunt à la fable? Par mimétisme d’abord, originalité ensuite. Au titre des sources de cette tradition se trouve inévitablement Jean Rivero, et son célèbre texte du Huron au Palais-Royal, qui a essaimé, et influencé la doctrine (Marie-Christine de MONTECLER, « Après Vannes, hélas, Saint-Brieuc », AJDA 2007, p. 1377 ; Paul SABOURIN, « Un Persan au Conseil d’Etat », AJDA 1993, p. 515). La « puissance argumentative de la fable du Huron » (Benjamin DEFOORT, « L’usage des métaphores par Jean Rivero: regard sur une conception de la doctrine », RFDA 2009, p. 1048) tient certes moins de la Fontaine, que de Voltaire et s’apparente moins à la fable qu’à l’apologue. Mais elle a indéniablement renforcé l’intérêt des auteurs pour le gout de l’emprunt et des variations textuelles ; les uns s’inspirant des autres, cette dynamique s’inscrit dans une même et unique tradition littéraire de la pédagogie par la mise en récit. Face aux grands principes, à leur présentation, au risque de leur bouleversement, l’auteur choisit le lignage des images qui parlent, du feu qui danse, pour en tirer la part d’un droit se devant d’être toujours plus didactique (CE, 1925, Rodière, concl. Cahen-Salvador).
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On l’aura compris, le style est un instrument, la fable, un procédé. Avec le juriste, elle peut s’apparenter au réflexe, qui n’échappe pas, par ailleurs, aux auteurs de ce blog (La Commission Jospin, ou la montagne qui accoucha d’une souris ; Pot de terre, pot de fer et concession du Stade de France). La critique récente d’une certaine inflation de la production doctrinale juridique, jusqu’à la réflexion sur l’existence ou non de mouvements doctrinaux propres aux blogs juridiques, fait aujourd’hui partie intégrante d’une analyse plus large, qui doit s’opérer, sur la façon de transmettre le droit hors de toute pédagogique universitaire classique. A ce titre, un examen sociocritique de la littérature de droit public, récit dans le récit, semble inévitablement à faire. Une telle entreprise permettrait de déterminer un critère de classification du discours doctrinal, de repérer les réflexes d’écriture, d’en interpréter les codes, et de rendre, entre la fable, et l’ineffable, une certaine unité au corpus, en en valorisant la narration. Enfin, l’on peut gager, sans s’avancer, que la formidable réserves d’adages contenue dans les fables, sont autant d’enseignements pour concevoir le droit à l’aune d’une certaine sagesse populaire, fille de l’intérêt général. En consacrant un récent colloque aux adages en droit public, ses organisateurs ne s’y étaient pas trompés. « Mais les ouvrages les plus courts sont toujours les meilleurs… », notait encore Jean de la Fontaine, à propos de l’Ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat, dans son Discours à M. le duc de La Rochefoucauld…
par Marc-Antoine Moreau,
(@moreau_ma)
Catégories :Divers
Et l’on pourrait y ajouter mes conclusions publiées à l’AJDA 2005 « Le hérisson, l’Airbus et les goélands », sous TA Marseille 1er février 2005, GIE La Réunion aérienne et autres et Sté Air France c Etat et CCI de Marseille
Félicitations pour ce très bel article
Bien cordialement à vous
Philippe Harang /
Merci Monsieur le président, pour cette référence et votre commentaire.
Bien cordialement,
M-A M.