Le vin étiré : variations sur l’alcool dans le contentieux administratif

Vin et contentieux administratif

Sans trop distiller nos propos, osons-le dire clairement : la question de l’alcool, dans l’office du juge administratif, décourage toute tentative de synthèse. Le juriste, convoqué sur ce thème, aura tôt fait d’éviter de trop griser son auditoire, et, concentré sur le droit des débits de boisson, oubliera de conter les aventures des marins ivres au gré de la jurisprudence, de cet inscrit maritime, fin saoul, qui mourut noyé en voulant regagner son navire à la nage (CE, 30 mars 1915, Dame Le Bail) jusqu’au comportement du capitaine de corvette interpelé ivre pendant une escale, reconduit menotté à son navire, ce qui lui vaudra une mutation dans l’intérêt du service jugée légale (CE, 24 septembre 2003, M. M.). L’alcool et les juridictions, constituent-ils pour autant une éternelle affaire de mœurs, héritée des ataviques personnages d’Emile Zola et des ivresses joyeuses de la Saint-Sylvestre ? Comme l’a souligné Matthieu Lecoutre dans sa thèse (Ivresse et ivrognerie dans la France moderne, Presses universitaires de Rennes, 2012), on dénombre, dans le contentieux judiciaire de l’époque moderne, à la fin du 18ème siècle, 4,4% d’enivrés. Un chiffre au fond fort significatif et qui nous invite, par translation, à s’interroger sur les occurrences alcooliques qui figurent dans le contentieux administratif contemporain. 

Un examen rapide des grands arrêts de la jurisprudence administrative nous confirme l’importance d’un sujet a priori secondaire. Ainsi, en interdisant, par voie d’arrêté, à « tous propriétaires de cafés, bars et débits de boissons, de servir à boire à des filles, tant isolées qu’accompagnées » (CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent), le préfet maritime, gouverneur du camp retranché de Toulon, allait faire naître la théorie des circonstances exceptionnelles et l’examen de son arrêté renverrait directement le juge administratif aux conclusions Corneille, sur la vision d’un débit de boisson entendu largement comme « lieu de réunion » (CE, 6 aout 1915, Delmotte, concl. Corneille). De la même façon, la consécration par le juge administratif du mécanisme des actions récursoires, le 28 juillet 1951, paraît  « imputable tout à la fois et dans une égale mesure, d’une part, à l’état d’ébriété du sieur Delville, faute qui dans les circonstances de l’affaire constituait une faute personnelle caractérisée, et d’autre part au mauvais état des freins du camion, constituant une faute à la charge de l’Etat ; que, dès lors le sieur Delville est fondé à demander à l’Etat le remboursement de la moitié des indemnités dont il est débiteur envers le sieur Caron » (CE, 28 juillet 1951, Delville). Enfin, l’état d’ébriété avancé d’un marin et ses conséquences hiérarchiques évidentes ont permis au juge administratif de réduire considérablement l’étendue de la catégorie des mesures d’ordre intérieur, une sanction disciplinaire pouvant dorénavant être « discutée » devant le juge de l’administration : « Tant par ses effets directs sur la liberté d’aller et venir du militaire, en dehors du service, que par ses conséquences sur l’avancement et le renouvellement des contrats d’engagement, la punition des arrêts constitue une mesure faisant grief, susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir » (CE, 17 février 1995, Hardouin). Le voisinage de l’alcool avec les arrêts de principe s’exprime également de façon indirecte. Ainsi, bien avant 1951 et Société des concerts du conservatoire, l’arrêt Société l’Alcool dénaturé (CE, 1er avril 1938) affirme l’existence du principe d’égalité devant le service public. De la même façon, la jurisprudence avait pu préciser, avant Société Les Films Lutétia les contours de la notion de moralité publique, justifiant des mesures de police contre la prostitution, en liaison avec le « bon ordre » (CE, 17 décembre 1909, Chambre syndicale de la corporation des marchands de vins et liquoristes de Paris). Enfin, alors que se posait la question de la responsabilité du fait des lois, admise sous certaines conditions par un arrêt d’assemblée (CE, 14 janvier 1938, Société anonyme des produits laitiers « LaFleurette »), les fabricants d’absinthe, qui demandaient auparavant réparation du préjudice subi du fait de la loi du 16 mars 1915 interdisant la fabrication de cet alcool, furent déboutés (CE, 29 avril 1921, Société Premier et Henry ; Conseil d’Etat, Rapport public 2005, p. 238). L’alcool a également pu permettre de préciser les modalités mêmes du contentieux administratif. Ainsi, puisque l’opportunité d’un acte, en demeurant extérieure à sa légalité, échappe au contrôle juridictionnel (CE, 14 janvier 1916, Camino), il n’appartient pas au Conseil d’Etat d’apprécier l’opportunité du choix du concessionnaire fait par le gouvernement (CE, 17décembre 1986, Société Hit TV, Syndicat de l’Armagnac et des vins du Gers). S’agissant de l’intérêt pour agir, en matière de recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’Etat admet en outre largement l’action des syndicats et des groupements contre des mesures de caractère réglementaire ou collectif portant atteinte aux intérêts moraux ou matériels de l’ensemble de leurs membres ou d’une partie d’entre eux. Ainsi, s’agissant d’actes réglementaires, la ligue nationale contre l’alcoolisme est recevable à attaquer une décision ministérielle favorisant les bouilleurs de cru (CE, 27 avril 1934, Ligue nationale contre l’alcoolisme).

S’il arrive au buveur de voir double, poser la question de l’alcool permet davantage de montrer le juge administratif avec certains de ses nombreux visages. L’un des plus évidents est celui du modérateur, précisant notamment les conditions de fonctionnement du dépistage et détection de l’état alcoolique, lorsque l’imprégnation alcoolique du conducteur dépasse en principe 0.5 gr pour mille (CE, 25 septembre 1987, Association Auto-défense), ou soulignant, par son arrêt du 11 juillet 2012, qu’une chaîne de télévision visant à présenter les mérites et les attraits du vin est contraire à la loi Evin de 1991, ainsi qu’à l’article L. 3323-2 du code de la santé publique prohibant la publicité directe ou indirecte en faveur de l’alcool à la télévision (CE, 11 juillet 2012, Deovino) ; l’annulation par le juge administratif du fameux « décret-buvette », au motif qu’il contredit la volonté du législateur de protéger la santé publique répond par ailleurs à la même vision (CE, 30 novembre 1998, Fédération nationale de l’industrie hôtelière). Mais le champ d’expression le plus privilégié demeure celui du juge de l’administration, et, par glissements, concerne le respect par le fonctionnaire de ses obligations les plus essentielles. Le Palais-Royal approuve ainsi la révocation de fonctionnaires alcooliques, qu’ils soient policiers (CE, 26 février 1996, Astorga), militaires (CE, 21 janvier 1994, Hotte), ou pompiers (CE, 22 janvier 1993, Gilles Martin). Au même titre, la radiation des cadres par mesure disciplinaire d’un gendarme alcoolique (CAA Nantes, 21 janvier 1994; Jean-Dominique X) permet de souligner cette seconde figure du juge administratif, à l’aune des valeurs de probité et de dignité qui portent l’action des agents publics. Comme le note Christian Vigouroux dans sa Déontologie des fonctions publiques (2ème édition, Dalloz, 2012), l’alcool est effectivement une situation à risque pour l’agent du service public. Le ministère de l’écologie mentionne ainsi, dès janvier 1998 dans son guide de référence pour les chefs de service et l’encadrement, « l’alcoolisme d’un agent présent dans le service », en écho à l’ordonnance de 1254 sur la réforme de l’Administration de Louis IX, qui imposait par ailleurs aux fonctionnaires qu’ils  « évitent le jeu de dés et ne fréquentent pas les tavernes ». S’il va sans dire que conduire un véhicule municipal de transport en commun avec un taux d’alcoolémie de 2.6 g est une faute grave qui doit être sanctionnée comme telle (CE 29 avril 1987, Ville de Grenoble), de façon générale, l’éthylisme, l’état d’ébriété, sont reconnus par la jurisprudence administrative comme des comportements portant atteinte à la dignité des fonctions ainsi qu’à l’impératif de sécurité des personnes  (CE, 23 juillet 2003, Boigeol ; CE, 20 décembre 1985, CH Auban Moet d’Epernay ; CE 29 mars 2002, Département du Rhône). Ces comportements justifient ainsi les sanctions, qu’elles concernent un officier de carrière de la gendarmerie nationale (CAA Nancy, 15 octobre 2002, n° 97NC01147) ou un lieutenant de police (CAA Paris, 4 octobre 2010, n° 10PA00699). L’alcoolisme peut également revêtir le caractère d’une insuffisance professionnelle, qui justifie le licenciement légal, comme celui d’un professeur de danse se trouvant « à plusieurs reprises à la suite d’absorption d’alcool, dans l’incapacité d’assurer ses cours » (CE, 8 juillet 2011, M. P.). Cette dimension d’atteinte à la dignité revêt même un parfum de scandale pour le juge administratif, ainsi d’une « inconduite habituelle, ivresse et scandale publics » (CE, 15 décembre 1937, Bouakline), la provocation, en état d’ivresse d’incidents dans une discothèque pour un élève de la police nationale (CE, 12 novembre 1997, M. B ; CE, sect, 1er février 2006, Touzard). La question de la fermeture administrative des débits de boisson (art. L. 3332-15 CSP  et L. 3332-16 CSP) marque un visage particulier du juge administratif, à la lumière de la doctrine, que Luc Bihl désigne comme « cette honte de notre système juridique » (Le droit des débits de boissons, Litec, 1992). Dans leur Droit de la drogue ( Dalloz, 2000, 2ème édition), Francis Caballero et Yann Bisiou soulignent ainsi la pluralité des motifs de fermeture, et l’impression sinon d’arbitraire, du moins d’aléas, qui se détache de ces décisions, le Conseil d’Etat ayant par ailleurs pu souligner que l’art 6-1 CEDH et son droit au procès équitable n’était pas applicable à la fermeture administrative des débits de boissons (CE, 30 juillet 1997, Ministère de l’Intérieur c./ Etcheverria), celle-ci étant une simple mesure de police. Nous noterons, pour notre étude, que parmi d’autres motifs, le fait de continuer de servir un client en état d’ivresse manifeste justifie la fermeture d’un débit de boissons, et ce d’autant « que Y a consommé sans quitter le comptoir de l’établissement « cinq à six verres de whisky, puis une dizaine de verres de vodka » avant d’aller dormir à l’arrière du véhicule de Z sans que le choc de l’accident et le tumulte de la fuite aient pu le réveiller » (CAA Lyon, 12 avril 2007, Société Dinecitta). On peut enfin aborder le visage du juge de l’élection ; ainsi, la publication sur un site internet d’information généraliste, le jour du second tour d’élections, d’une photographie d’un candidat et de l’un de ses colistiers,«  buvant une bière aux côtés du Premier ministre, accompagnée de la mention photo décalée » ne constitue pas, au terme de l’instruction, une action de propagande électorale prohibée par les dispositions précitées de l’article L. 49 du code électoral ; en tout état de cause, « sa diffusion n’a pas été, compte tenu de l’écart de voix, de nature à influer sur le résultat du scrutin » (CE, 24 juillet 2009, n° 322424). L’alcool permet en outre au juge électoral de préciser ce que ne sont pas des dépenses électorales, en l’absence d’une définition textuelle pleinement satisfaisante ; comme les dépenses qui n’ont pas été engagées spécifiquement à des fins électorales, ainsi de l’achat, par le candidat, de douze bouteilles de vin à Riquewihr dans les circonstances de l’espèce (CE, 14 mars 2011, M. Bruno A.)

On pourra choisir de confronter à ces visages nécessaires de la rigueur, une vision plus « positive » de l’alcool saisi par la jurisprudence, à l’image de la transformation jugée légale du presbytère d’une commune en débit de boisson municipal, ayant notamment pour objet de « suppléer l’insuffisance de l’initiative privée en vue de satisfaire les besoins de la population » (TA Clermont, 21 octobre 1983, M. Hugues Tay c./ Préfet de l’Allier). On notera que ce café-hôtel-restaurant permettait encore, selon le juge administratif, d’offrir des repas et un hébergement éventuel pour les touristes. La réflexion spatiale de l’implantation des débits de boissons est encore élargie par la jurisprudence, au bénéfice d’une réduction des périmètres de protection (CE, 28 juin 1972, Union nationale des cafetiers-limonadiers) renforçant l’idée d’une implantation des débits de boissons vus non comme des facteurs d’alcoolisme mais comme des structures de vie du quartier , un esprit qui fait presque renaître le café de monsieur Lebigre (Emile Zola, Le ventre de Paris, 1873), l’alcool étant toujours affaire de licence, en littérature comme en droit. Le principe de proportionnalité, insoluble dans le whisky, permet également au Conseil d’Etat une certaine défense du droit à l’ivresse sur le lieu de travail, (CE, 12 novembre 2012, Caterpillar France), les dispositions du règlement intérieur d’une entreprise prévoyant que la consommation de boissons alcoolisées est interdite y compris dans les cafeterias, au moment des repas et pendant toute autre manifestation organisée en dehors des repas, faute d’être fondées sur des éléments caractérisant l’existence d’une situation particulière de danger ou de risque, excèdent, par leur caractère général et absolu, les sujétions que l’employeur peut légalement imposer. Sur un autre registre, concernant la probité des agents public, et face aux imprécisions du dossier apporté par le département,  le Conseil d’Etat juge en l’espèce qu’un éducateur spécialisé d’un service d’aide sociale à l’enfance n’a pas commis un fait contraire aux bonnes mœurs en se présentant à son service en état d’ébriété (CE 29 mars 2002, Département du Rhône). Les comportements d’éthylisme ne suffisent également pas à interdire d’être candidat en 1988 à l’administration pénitentiaire, « eu égard à leur ancienneté (1974-1981) et à la modification durable du comportement depuis lors de l’intéressé » (CE, 11 décembre 1987, Ministre de l’Intérieur c./ P.). Une solution retenue également, dans les mêmes circonstances d’ancienneté, pour un concours de gardien de la paix (CE, 21 juin 1993, Ministre de l’Intérieur c./ V). L’éthylisme d’un agent peut enfin s’avérer, eu égard au contexte, une forme de circonstance atténuante. Ainsi du prononcé d’une amende administrative par l’Autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires à la Société Air France, pour avoir méconnu la réglementation en vigueur relative aux interdictions de décollage des aéronefs trop bruyants entre minuit et 5 heures du matin, dans la mesure où le décollage tardif de l’appareil était dû à l’évacuation d’un passager en état d’ébriété, circonstance particulière de l’espèce qui a permis d’opérer une modulation du montant de la sanction pécuniaire, réduit de moitié (CE, 23 avril 2009, Société Air-France).

En guise de conclusion, devant « plusieurs centaines de bouteilles de whisky et une demi-douzaine de bouteilles de champagne » (CE, 15 novembre 1995, n° 140842),  à consommer avec modération ; il paraît légitime de porter un toast, en rappelant par ailleurs, et avec le juge administratif, que « le Muscat de Rivesaltes qui, toutefois, n’est pas millésimé, doit se boire jeune » (CE, 12 juin 2006, n° 269407).

 


par Marc-Antoine Moreau,
(@moreau_ma)



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