Histoire d’un grand arrêt : Caisse Primaire Aide et Protection, « Au petit soin »

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Le mois dernier, nous avions vu avec l’arrêt Bac d’Eloka, la naissance du SPIC (service public industriel et commercial), un service géré par une personne publique mais régi par le droit privé. L’arrêt du Conseil d’Etat Caisse Primaire « Aide et Protection » du 13 mai 1938 élargit la notion de service public. Au delà de la distinction SPA (service public administratif) – SPIC, 17 ans après l’arrêt Bac d’Eloka, le Conseil d’Etat reconnaît par cet arrêt la possibilité pour une personne morale de droit privé de gérer un service public. 

Les caisses primaires d’aide et protection constituaient les ancêtres du système d’assurance maladie mis en place après la seconde guerre mondiale en France. Elles étaient des organismes privés. Néanmoins, l’Etat, par le biais de la loi, avait imposé à ces caisses des mesures visant la protection des citoyens les plus faibles. De plus, l’Etat avait aussi visé dans certaines lois sur les services publics, ces caisses primaires. Ainsi, ces caisses étaient soumises à l’époque tantôt au droit privé, tantôt au droit public.

Le contentieux soumis au Conseil d’Etat en l’espèce provenait d’une loi du 20 juin 1936 qui disposait que seraient « supprimés les cumuls de retraites, de rémunérations quelconques et de fonctions contraires à la bonne gestion administrative et financière du pays ». Cette loi s’appliquait expressément aux organismes chargés de l’exécution d’un service public, sans préciser si le service était exécuté par un organisme public ou un organisme privé. Le législateur considérait que la loi s’appliquait aux caisses primaires. La caisse primaire « Aide et Protection » le contestait. Elle déféra donc au Conseil d’Etat, le décret d’application du 29 octobre qui en découlait.

Tout l’enjeu pour le Conseil d’Etat était alors de déterminer la nature de la mission de ces caisses primaires. En fonction de la réponse à cette question, le Conseil d’Etat pouvait alors décider ou non de l’application d’une telle loi à la caisse. En reconnaissant que la mission des caisses primaires était bien une mission de service public, le Conseil d’Etat permettait à un organisme de droit privé de gérer un service public. Ceci constituait alors une nouveauté et une évolution de la notion de service public.

I. Une définition essentiellement organique du service public

Avant 1938, le service public était surtout défini au regard de la personne qui l’exerce. Ainsi, était un service public ce qui était réalisé par une personne publique. Mais cette définition était trop large. En effet, la personne publique produisait souvent des actes qui ne relevaient pas, à proprement parler, du service public. Il fallait que l’acte produit par la personne publique soit au service de l’intérêt général. La définition du service public comportait donc un critère organique (la personne publique) et un critère matériel (l’intérêt général).

Pourtant, déjà avant 1938, des exceptions étaient nées dans ce duo personne publique – service public. Ainsi, le Conseil d’Etat avait reconnu très tôt la possibilité pour un organisme de droit privé de gérer un service public dans le cadre d’une concession ou d’une délégation de service public (CE, 10 janvier 1902, Cie nouvelle de gaz de Déville-les-Rouen et CE, 30 mars 1916, Cie générale d’éclairage de Bordeaux par exemple), c’est-à-dire d’un contrat passé entre une personne publique et une personne privée.

Le CE reconnut également dans un arrêt Terrier du 6 février 1903, la possibilité pour une personne publique de produire des actes juridiques de droit privé. C’était ici la confirmation qu’une personne publique n’agit pas toujours dans l’intérêt général et donc par le biais d’un service public. La personne publique peut agir en dehors du service public.

Dans l’arrêt Bac d’Eloka, si les notions de personne publique et de service public étaient liées, on changeait de dimension. En 1903, on reconnaissait que la personne publique pouvait édicter des actes de droit privé. En 1921, on reconnaissait que la personne publique pouvait gérer un service public entièrement soumis au droit privé. Le droit public était donc ici délié du service public. Mais en 1903 comme en 1921, le service public était toujours lié à la personne publique. Le lien organique n’était pas remis en cause.

Le Conseil d’Etat, dans un arrêt Etablissement Vézia du 20 décembre 1935, alla encore plus loin. Il admit qu’une personne privée, en l’espèce une caisse primaire, pouvait réaliser des opérations d’intérêt public. Il s’agissait ici de différentes opérations et non de tout un service. La logique était la même qu’entre l’arrêt Terrier et l’arrêt Bac d’Eloka. Le Conseil d’Etat avait d’abord admis pour la personne publique la réalisation d’actes isolés de droit privé avant que le Tribunal des Conflits ne concède l’existence de services publics entiers soumis au droit privé. Dans Etablissement Vézia le Conseil d’Etat avait d’abord admis la réalisation d’opérations isolées d’intérêt général par des personnes morales de droit privé, avant d’admettre qu’un service public entier puisse être géré par une personne morale de droit privé, dans l’arrêt Caisse primaire « Aide et Protection », en dehors de tout contrat de concession de service public.

II. Le basculement matériel de la définition du service public

L’arrêt Caisse Primaire « Aide et Protection » constitue donc une évolution presque logique de la jurisprudence précédente et surtout de l’arrêt Etablissement Vézia. Mais il est aussi une véritable nouveauté en ce que personne publique et service public ne sont plus obligatoirement liés.

Le service public ne répond plus à une définition organique mais à une définition matérielle. C’est le critère de l’intérêt général qui détermine maintenant si l’activité exercée par une personne juridique publique ou privée est une mission de service public.

Cette activité de service public par une personne morale de droit privé, en dehors de tout contrat, est une situation nouvelle. Elle ne répond à aucune autre situation connue à cette époque par le droit administratif. En effet, les caisses primaires ne sont pas des établissements publics mais comme le précise l’arrêt mais bien des établissements privés. Ce ne sont ainsi ni des EPA (Etablissement Public Administratif) ni des EPIC (Etablissement Public Industriel et Commercial). De même, ces établissements privés ne sont pas situés dans une relation contractuelle avec l’Etat ou une autre personne publique.

Néanmoins, cette absence de lien organique pose problème pour s’assurer que la mission que remplit l’établissement privé est une mission de service public. En effet, c’est seulement, à l’époque, le critère de l’intérêt général qui permet au juge d’attribuer le caractère de service public à la mission effectuée.

Or, la notion d’intérêt général utilisée par le juge administratif est une notion floue et contingente de son époque. En effet, celle-ci n’est pas conçue et comprise de la même manière au XIXème, au XXème ou au XXIème siècle. La jurisprudence a alors dû dégager des critères de reconnaissance du service public lorsque celui-ci est géré par une personne privée.

III. Les critères d’identification du service public sous gestion privée

C’est par l’arrêt Narcy rendu en section du Conseil d’Etat le 28 juin 1963 que le juge ajoute des critères à celui unique et flou d’intérêt général pour déterminer les services publics sous gestion privée.

L’arrêt Narcy énumère trois critères de reconnaissance : l’intérêt général de la mission assurée par la personne morale de droit privé, le contrôle que l’administration exerce sur cette personne et enfin la possibilité d’utiliser des prérogatives de puissance publique qui lui sont confiées par la loi ou l’administration.

Ainsi à l’intérêt général s’ajoutent un contrôle par une personne publique et la présence des prérogatives de puissance publique. On observe déjà qu’ici la personne publique est présente. Il n’existe pas de lien organique entre le service et la personne publique mais un lien matériel : le contrôle. Les prérogatives de puissance publique constituent un nouveau critère qui fera vite l’objet d’une remise en cause.

En effet, dans une décision CE, 20 juillet 1990, Ville de Melun le critère des prérogatives de puissance publique apparaît surabondant. L’intérêt général et le contrôle de l’administration suffisent à caractériser, pour le juge, dans cette espèce, cet organisme de droit privé (une association) comme gérant un service public.

Ce n’est finalement qu’en 2007 par un arrêt A.P.R.E.I du 22 février que seront précisément posés – pour l’instant – les critères d’identification du service public sous gestion privée. L’arrêt pose tout d’abord qu’au delà des critères d’identification jurisprudentielle, le juge doit d’abord rechercher si la loi n’a pas entendu qualifier de service public la mission assurée par l’organisme privé. Cette recherche par le juge ne doit pas être que littérale (la lettre de la loi) mais aussi téléologique, c’est-à-dire que le juge va rechercher au delà du texte de la loi ce que le législateur a voulu assigner comme but à cette loi. En l’espèce, ce n’était pas le cas.

S’il n’existe aucun texte législatif qualifiant de service public la mission assurée par l’organisme privé, le juge a alors recours à la technique du faisceau d’indices. L’intérêt général et le contrôle, plus ou moins grand, de l’administration sont toujours des critères indispensables. En revanche les prérogatives de puissance publique ne constituent plus un critère indispensable d’identification d’un service public sous gestion privée. En effet, le juge s’il ne trouve aucune prérogative de puissance publique peut se reposer sur un ensemble d’indices pour y pallier : les conditions de création, l’organisation (sa structure) et le fonctionnement de l’organisme.

Le juge doit ainsi rechercher, outre l’intérêt général et le contrôle de l’administration qui sont des critères intangibles, soit des prérogatives de puissance publique soit des indices dans les conditions de création, l’organisation et le fonctionnement de l’organisme.

L’arrêt C.P.A.P a ainsi véritablement fondé la notion de gestion par une personne privée d’un service public mais ce n’est que bien plus tard que les critères d’identification furent fixés. Cet arrêt, avec l’arrêt Bac d’Eloka, est aussi symptomatique de la crise de la notion de service public durant l’entre-deux-guerres. En effet, les notions de service public, de personne publique et de droit public, presqu’un demi-siècle après l’arrêt Blanco, ne semblaient plus former une véritable unité. Si certains y ont vu un danger pour le droit administratif qui venait tout juste de prendre son indépendance, l’enrichissement de la notion de service public à partir de cette époque fut au contraire un bienfait pour la vigueur du droit administratif dans son ensemble et pour le service public en particulier.

par Romain Broussais,
doctorant en histoire du droit à Paris II.


Pour aller plus loin :



Catégories :Commentaires d'arrêts, Droit administratif, Droit du service public

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2 réponses

  1. Merci pour ce billet très utile !

  2. Je cherchais des informations sur les différents critères de reconnaissance d’un SP, histoire de faire un tri parmi la jurisprudence abondante dans ce domaine… C’est fait, merci beaucoup !! Mais vous ne faites aucune mention de l’arrêt Commune d’Aix-en-Provence de 2007, pourtant n’est-il pas un apport important concernant le service public ?

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