La position de la Cour EDH sur le droit de vote des détenus : l’interdiction d’une restriction globale et automatique

L’arrêt récent de la Cour Européenne des Droits de l’Homme condamnant la Turquie [CEDH 17 septembre 2013, Soyler c/ Turquie, n°29411/07] pour sa législation restreignant le droit de vote des détenus nous donne l’occasion de revenir sur la position de la Cour en la matière.
En effet, cette question a donné lieu à plusieurs arrêts et surtout à un âpre débat entre le Royaume-Uni et Strabourg. L’arrêt Scoppola c/ Italie de 2012 [CEDH, 22 mai 2012, Scoppola c/ Italie, n°126/05] est venu clarifier l’interprétation de l’article 3 du Protocole 1 de la CEDH  qui garantit le droit de vote aux citoyens des Etats parties.

I. La condamnation d’une restriction absolue, générale et automatique au droit de vote des détenus.

A. L’arrêt Hirst c. Royaume Uni encadre les restrictions au droit de l’article 3 du Protocole additionnel n°1.

La Convention ESDH ne contient pas un article garantissant explicitement le droit de vote des citoyens des Etats parties. La Cour, s’appuyant notamment sur l’analyse des travaux préparatoires, a donc déduit le droit de vote de l’article 3 du Protocole 1 additionnel de la Convention :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif« .

Dans l’arrêt Hirst c/ Royaume-Uni en 2005 [CEDH, grde. ch., Hirst c/ Royaume Uni, 6 oct. 2005, n°74025/01], la Cour a été amenée à expliciter les conditions de la garantie de ce droit. Dans le cas en l’espèce, le requérant a saisi la Cour au motif que sa privation totale du droit de vote, en tant que détenu condamné purgeant sa peine, violait l’article 3 du Protocole 1 de la CEDH.

La Cour, une fois le principe de garantie du droit de vote posé, reconnaît que des limites peuvent être posées à celui-ci, qui ne peut être absolu. De plus, elle reconnaît aux États parties à la Convention, une « large » marge d’appréciation dans l’application de ce droit (§ 61). Cependant les limites apportées au principe de droit de vote doivent d’une part poursuivre un but légitime et d’autre part être proportionnées (§ 62).

Or, en l’espèce, en contrôlant ces deux éléments, la Cour considère que le but poursuivi est certes légitime, mais que le principe de proportionnalité n’est pas respecté par la loi britannique de 1983 sur laquelle est basée l’interdiction de vote du requérant (§82) :

« Force est de considérer que pareille restriction générale, automatique et indifférenciée à un droit consacré par la Convention et revêtant une importance cruciale outrepasse une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit-elle, et est incompatible avec l’article 3 du Protocole n°1 ».

La Cour estime donc que la législation britannique viole le droit garanti par la Convention.

Le Royaume-Uni a refusé de prendre en compte les conclusions de l’arrêt Hirst qui mettait en cause une restriction automatique, générale et indifférenciée du droit de vote des détenus. Lorsque l’Italie s’est retrouvée elle aussi mise en cause devant la Cour de Strasbourg, le Royaume-Uni a donc décidé de prendre le rôle d’intervenant tiers [cf. le débat diplomatique dans l’article de Nicolas Hervieu, « Droit de vote des détenus : La diplomatie jurisprudentielle au service d’une paix des braves sur le front européen des droits de l’homme » in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 23 mai 2012].

B. L’arrêt de la Grande Chambre Scoppola contre Italie, 2012 : la réaffirmation de l’arrêt Hirst ; la recherche du lien entre le but légitime et la restriction.

Dans le cas en l’espèce le requérant, privé de droit de vote en tant que condamné, avait, dans un premier temps, fait prévaloir la décision Hirst devant les juridictions nationales italiennes. Or il avait été débouté au motif que les restrictions au droit de vote du droit national italien ne répondaient pas au critère d’automaticité et ne s’imposaient qu’à des peines longues.

Devant la Grande Chambre, le Royaume-Uni met en avant, d’une part le principe reconnu par la Cour, de la marge d’appréciation qui appartient aux États dans l’application des droits découlants de l’article 3 du Protocole 1 de la CEDH. D’autre part, il souligne également le but légitime d’une restriction de ces droits. Le Royaume-Uni demande donc à ce que la Cour revienne sur son arrêt de 2005.

Dans son analyse du cas en l’espèce, la Grande Chambre reconnaît l’existence d’un but légitime à la restriction du droit de vote des détenus qui permettrait le « renforcement du sens civique et du respect de l’Etat de droit ainsi que le bon fonctionnement et le maintien de la démocratie. » Cependant, quant à l’appréciation de la proportionnalité de cette restriction, la Grande Chambre réaffirme « le fait que ne se concilient pas avec l’article 3 du Protocole n°1 des interdictions générales du droit de vote qui touchent automatiquement un groupe indifférencié de personnes, sur la seule base de leur détention et indépendamment de la durée de leur peine, de la nature ou de la gravité de l’infraction commise et de leur situation personnelle. » (ibid., § 82). La Cour ne revient donc pas sur son arrêt Hirst.

Une fois ce principe réaffirmé, le juge européen confronte la législation nationale italienne aux critères qu’elle a énoncé.

En effectuant ce contrôle elle se positionne sur l’obligation ou non d’une décision d’un juge pour restreindre le droit de vote des détenus.

II. La Cour de Strasbourg spécifie la marge de manoeuvre de l’Etat dans l’établissement de restrictions au droit de vote des détenus.

A. L’intervention d’un juge n’est pas indispensable pour restreindre le droit de vote des détenus.

L’arrêt Scoppola a permis de préciser l’arrêt Frodl [Cour EDH, 1e Sect., 8 avril 2010, Frodl c. Autriche, n°20201/04], critiqué notamment par le Royaume-Uni dans ses arguments de tiers intervenant.

Dans l’arrêt Frodl, la CEDH avait considéré que « le fait que la décision portant sur l’interdiction du droit de vote fût prise par un juge et qu’elle fût dûment motivée constituait un « élément essentiel » pour l’appréciation de la proportionnalité d’une telle mesure » (§§ 34-35).  Contrairement à la chambre qui, ayant eu à connaître la requête de Monsieur Scoppola, avait repris cette argumentation; la Grande Chambre considère que l’intervention d’un juge n’est pas le critère déterminant pour considérer la proportionnalité de la restriction de l’article 3. La loi, si elle prévoit des modulations dans l’application de ces restrictions en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction, peut permettre de répondre à cette exigence de proportionnalité.

« S’il est clair que l’intervention d’un juge est en principe de nature à assurer la proportionnalité d’une restriction au droit de vote d’un détenu, une telle restriction n’est pas forcement automatique, générale et indifférenciée par cela seul qu’elle n’a pas été ordonnée par un juge ».

Dans le cas en l’espèce, la Grande Chambre considère que la loi italienne module cette restriction en fonction de la gravité de l’infraction, de la peine et de sa durée. Elle ne répond pas au caractère de généralité, d’automaticité et d’application indifférenciée. Il n’y a donc pas, ici, de violation de l’article 3 du Protocole 1.

Ainsi la Cour est amenée à contrôler la loi qui restreint le droit de vote des détenus pour considérer si l’Etat a, ou non, outrepassé sa marge de manoeuvre. Dans le récent cas de la Turquie, la loi restreignant le droit de vote a été condamné. La loi prévoit des peines automatiques indifférenciées. La mesure de restriction ne prend pas en compte la nature, la gravité de l’infraction ni la durée de la peine. Le requérant, bien qu’en liberté conditionnelle n’avait pas pu voter. La loi nationale turque prévoit en effet que l’interdiction de voter perdure jusqu’à la fin de la durée de la peine originale prononcée au moment de la condamnation.  La Cour a donc considéré que les restrictions prévues par la loi outrepassent la marge de manoeuvre octroyée à l’Etat.

Ainsi donc l’encadrement des restrictions au droit de vote des détenus semble clarifié par la Cour. La prononciation par un juge d’une restriction au droit de vote est un critère important pour déterminer que celle ci n’est pas automatique, générale et donc si elle est proportionnelle au motif légitime poursuivi. Cependant, la prononciation de la restriction par un juge n’est pas obligatoire. Une loi peut prévoir ces restrictions. Cette loi doit mettre en place des modulations pour que la nature et la gravité de la peine soient pris en compte.

B. Qu’en est il de la France?

C’est l’article 7 du Code électoral qui énonce les restrictions au droit de vote des détenus en France « Ne doivent pas être inscrites sur la liste électorale, pendant un délai de cinq ans à compter de la date à laquelle la condamnation est devenue définitive, les personnes condamnées pour l’une des infractions prévues par les articles 432-10 à 432-16, 433-1, 433-2, 433-3 et 433-4 du code pénal ou pour le délit de recel de l’une de ces infractions, défini par les articles 321-1 et 321-2 du code pénal ».

Or, cet article s’est vu sanctionné par le Conseil Constitutionnel dans une décision du 11 juin 2010 [Cons. const. 11 juin 2010, M. Stéphane A. et a., n°2010-6/7 QPC]. C’est donc, non pas sur le fondement de la Convention EDH mais sur celui de la Constitution, que la loi française a été mise à mal. En effet, en réponse à une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil invoque dans sa décision l’article 8 de la DDHC de 1789, dont découle le principe d’individualisation de la peine. Ce principe ne serait pas respecté par l’article 7 du Code électoral au motif que « la peine privative de l’exercice du droit de suffrage est attachée de plein droit à diverses condamnations pénales sans que le juge qui décide de ces mesures ait à la prononcer expressément; qu’il ne peut davantage en faire varier la durée ». On retrouve ici le critère de la présence d’un juge comme garantie de l’absence d’automaticité à la restriction au droit de vote.

La sanction de l’article 7 n’empêche toutefois pas le recours à l’interdiction du droit de vote en France. En effet, l’article 131-26 du Code pénal autorise toujours le juge à avoir recours, comme peine complémentaire, à l’interdiction du droit de vote [au titre de l’interdiction des droits civiques, civils et de famille] pour des infractions définies par le Code pénal.

par Isadora Grosser,
étudiante en Master 1 de droit pénal à l’Université Paris Ouest Nanterre – La Défense.


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Catégories :Commentaires d'arrêts, Libertés fondamentales et droits de l'homme

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1 réponse

  1. Très bon article. Clair et complet. Merci!

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