L’évolution du principe de mutabilité du service public

Le Doyen Mathiot soutenait que l’on « doit à chaque moment se demander si les constructions savantes et traditionnellement respectées conservent leur solidité, si leur façade apparemment inchangée convient encore au vieil édifice ». Dès lors que l’on évoque l’image d’un vieil édifice, d’une bâtisse traversant les âges nous pensons au droit public. Au sein même de cette vieille demeure qu’est le droit public (quoique toujours jeune), on peut distinguer les éléments anciens, travaillés avec sagesse, intelligence et talent. Hauriou a ainsi décrit le recours pour excès de pouvoir comme « une pièce de musée, un objet d’art délicat, une merveille de l’archéologie juridique ». On pourrait prêter à Duguit, en ces mêmes termes élogieux, la description du service public.

Comme le soutenait donc le Doyen Mathiot, il faut se méfier de ces pans du droit public établis par de grands juristes. Il faut s’en méfier car mêmes les châteaux les plus imprenables ont souffert des affres du temps. Il apparait donc nécessaire d’apprécier le droit public à l’aune du temps qui passe, du droit qui évolue. Une des notions ayant le plus évolué est le service public. Il sera ici question d’un de ses principes, de l’une des lois de Rolland : le principe de mutabilité du service public, encore appelé principe d’adaptation constante du service public. Qu’en est-il de ce principe ? Assiste-t-on à l’érosion du principe ou bien résiste-t-il au temps ?

Il convient de rappeler d’abord les éléments du principe de mutabilité afin d’apprécier avec un maximum de justesse l’évolution qui fut, qui est et qui sera la sienne.

Le principe de mutabilité du service public, le bâtiment d’origine

Parmi les lois du service public, ou lois de Rolland, on peut retrouve la mutabilité du service public, ou principe d’adaptation constante. On peut le définir comme le droit pour une personne publique assurant ou assumant une mission de service public de modifier la mise en œuvre de celui-ci en raison de l’évolution des circonstances de fait ou de droit, à la condition de prévoir une indemnisation compensatoire au bénéfice de l’éventuel cocontractant. Ce principe date du XXème siècle, découvert à l’occasion de l’arrêt du 10 janvier 1902 Compagnie nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen (S., 1902, III, p. 17, note Hauriou). Prenant note de l’évolution technologique que constituait la banalisation de l’usage de l’électricité, maintes communes ont résilié les contrats de concession qu’elles détenaient vis-à-vis de fournisseurs de gaz pour en conclure de nouveaux avec de fournisseurs d’électricité. Le Conseil d’État, considérant que les collectivités territoriales étaient en droit de faire évoluer la gestion du service public au gré de l’évolution technologique, a jugé ces résiliations parfaitement légales.

Il peut être considéré comme un corolaire au principe de continuité du service public. L’administration fait évoluer le service public afin d’en assurer la continuité. Le point de divergence entre ces deux principes fondamentaux du service public porte sur la recherche de qualité du service public, selon le manuel des professeurs Dupuis, Guédon et Chrétien. Parmi leurs différences, on peut aussi noter le fait que le principe de continuité du service public est un principe à valeur constitutionnelle (CC 25 juillet 1979, Déc. n° 79-105 relative au droit de grève à la radio et à la télévision). A l’inverse, le principe de mutabilité n’est ni un principe à valeur constitutionnelle, ni un principe général du droit selon le Conseil d’État.

Le manuel précédemment cité fait référence aux évolutions techniques, technologiques, économiques ou encore juridiques pouvant entrainer la mise en œuvre du principe d’adaptation constante du service public. On peut encore ajouter l’évolution du nombre d’usagers (CE 26 décembre 1930, Viette). La personne publique est tenue de prendre en compte ces changements et de s’adapter, au risque d’être sanctionnée par le juge administratif en cas de défaut d’adaptation. Si la mesure prise n’est pas suffisante ou inexistante, un recours pour excès de pouvoir contre l’acte administratif ou un recours en responsabilité pour faute de service peut permettre au juge de sanctionner l’administration. Ce peut être une faute de service au titre de la carence qualitative de l’offre. S’il vient alors à l’esprit de la personne publique de supprimer le service public (espérant supprimer ainsi ses soucis), elle doit savoir qu’elle ne peut le faire aussi aisément. Dès lors qu’un texte législatif ou constitutionnel prévoit un service public, elle est dans l’obligation de le créer, ou tout du moins de ne pas le supprimer (CE 27 janvier 1988, Giraud). Elle ne peut donc pas pour autant supprimer le service public totalement ou partiellement, comme par exemple l’interdire à une catégorie d’usager (CE 25 juin 1969, Vincent). En l’espèce, les nouveaux horaires d’ouverture d’un bureau de poste étaient en cause. Le Conseil d’État a jugé qu’ils ne devaient pas avoir « pour effet de limiter dans des conditions anormales le droit d’accès de l’usager au service public postal ».

Si la personne publique ne peut modifier les textes législatifs et constitutionnels créant le service public, elle dispose tout de même d’une grande marge de manœuvre quant au choix des évolutions nécessaires (CE 19 juillet 1991, Fédération nationale des assemblées d’usagers des transports). Quelque soit la mesure, elle ne doit pas porter une atteinte disproportionnée et doit s’accompagner d’une indemnisation à hauteur du préjudice (s’agit-il vraiment d’un préjudice ? On peut en douter du fait de l’absence de droit au maintien d’une réglementation selon l’arrêt du Conseil d’État du 27 janvier 1961, Vannier), du changement imprévu. Ce principe vient ici rencontré la théorie de l’imprévision, théorie présente dans tous les domaines du droit, notamment les contrats administratifs. Ce lien apparait aussi parmi les deux conséquences de l’adaptabilité constante. La mutabilité du service public sert de fondement aux règles contractuelles dérogatoires au droit commun, notamment les clauses de modification ou de résiliation unilatérale du contrat. Ce principe est ainsi présent en matière de service public et, par induction, en matière de contrat administratif et d’acte administratif unilatéral.

Principe de mutabilité du service public et évolution du droit

Tout d’abord, ce principe entend deux sens selon le manuel des professeurs Frier et Petit :

  • Ce principe autorise l’adaptation constante du service aux nécessités de l’intérêt général, aux circonstances nouvelles. Il permet à l’administration de toujours faire évoluer les modes d’organisation et le champ d’intervention d’un service public, nul n’ayant de droit acquis au maintien d’une réglementation (CE 27 janvier 1961, Vannier).
  • Ce principe autorise l’usager à exiger que l’administration améliore le service, l’adapte à la meilleure exploitation possible. Il apparait que les usagers du service public se considèrent de plus en plus comme des clients du service public (ce que l’on ne peut leur reprocher si l’on prend en compte la multiplication des services publics à caractère industriel et commercial). Dès lors, il exige de l’administration comme l’on exige d’un commerçant. Toutefois, l’administration peut choisir de supprimer un service public plutôt que de l’adapter, à l’unique condition qu’il s’agisse d’un service public facultatif. Si les usagers n’ont aucun droit au maintien d’une réglementation, ils n’ont pas pour autant un droit à l’évolution d’une réglementation. Ce second aspect est apparu à la fin du XXème siècle et est essentiel.

Ensuite, le principe de mutabilité comporte une ambigüité dans son contenu. Il peut servir à dissimuler des mesures visant à opérer une restriction des services pour raison économique. La présence de plus en plus importante de l’objectif de rentabilité, d’autant plus en période de crise économique, entrainerait un détournement de ce principe. Justifiant d’une évolution des circonstances de droit ou de fait, l’administration pourrait réduire un service public, alors qu’en réalité ce mouvement ne serait dicté que par des raisons économiques. S’il n’est pas sur que cela serait sanctionné par le juge administratif, il apparait toutefois que nous serions en présence d’un détournement de pouvoir administratif.

Il apparait aussi que ce principe obère assez largement les impératifs de performance et d’efficacité qui s’applique désormais à la gestion publique (il suffit de se référer à la RGPP). En effet, il n’y a aucune obligation faite à l’administration dans le sens d’une évolution du service public, et donc il n’y aucun droit des administrés au changement. Les mutations récentes du droit des services publics ont tendu à l’émergence de règles de fonctionnement nouvelles (transparence, qualité, efficacité). Ces évolutions récentes ont entrainé un renversement du rapport droit/devoir entre les administrés et l’administration. Cela signifie qu’auparavant l’administration avait un droit à l’adaptation, et les administrés avaient pour devoir de s’adapter à ces nouvelles règles. Désormais, les administrés estiment avoir un droit à la transparence, à la qualité ou encore à l’efficacité. L’administration voyant un devoir là où l’administré voit un droit. Qui n’a jamais considéré qu’il faudrait un service public postal de meilleure qualité? Ou bien un service public des transports en commun efficace?

Ces évolutions étant trop récentes, leurs conséquences ne tiennent pour l’instant que de l’ordre de notre imaginaire. On verrait ainsi naitre un droit au changement, à l’évolution et à l’adaptation du service public. Cela doit être mis en lien avec les évolutions de la régulation publique de l’économie. Dès lors que les évolutions ne sont pas trop importantes (ce qui est souvent le cas), ou en tout cas en l’absence de révolution technologique rendant obsolète une part du service public, il apparait que ce principe est surtout appliqué par les concessionnaires de service public. Quant aux modifications minimes (ne justifiant pas une indemnisation des usagers), ce sont les personnes privées gestionnaires du service public qui mettent en œuvre le principe de mutabilité. Cette adaptation serait quasi obligatoire pour les concessionnaires en ce que le contrat peut être résilié ou modifié unilatéralement, ce qui signifie qu’ils ne sont pas en position de force face à la personne publique.



Catégories :Droit administratif, Droit du service public

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